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chés, des mœurs à part et des façons de vivre singulières. Rien n’est petit, rien n’est ridicule de ce qui procure à l’homme les moyens de vivre, et les Anglais, vrais économistes pratiques, deviennent sérieux dès qu’on leur parle d’intérêts. Je ne dirai point qu’ils professent beaucoup d’estime ni un sentiment très vif de bienveillance pour les industries qui donnent naissance à des classes vagabondes, mais ils admettent franchement la division du travail, et comme il faut que tout le monde se tire d’affaire, ils ne condamnent guère en principe aucun métier; ils ne réprouvent que les pratiques illicites.

Les poètes et les romanciers anglais ont témoigné de tout temps, mais surtout dans ces dernières années[1], une vive sympathie pour les classes abaissées, dont les pratiques se rattachent, par des racines très souterraines il est vrai, au grand arbre des arts libéraux. Ce qui a sans doute attiré les fantaisistes de Londres, ce qui m’attire moi-même, quoique à un autre point de vue, vers l’étude d’une famille sociale intéressante, c’est que cette race si curieuse est condamnée à disparaître un jour ou l’autre. Greffée sur l’ancienne géographie des villes ou sur l’institution des foires anglaises, elle tombe avec le théâtre même de sa vieille popularité, qui décline. On peut diviser les industries excentriques de l’Angleterre en trois branches : les street-musicians (musiciens des rues), les showmen[2] et les strolling ou travelling stage-players (acteurs errans). La vie de cette bohème saxonne présente un ensemble de faits peu connus et attachans pour l’observateur, car c’est surtout dans les classes exceptionnelles que se trahissent et se gravent avec le plus de vigueur les caractères d’une nation.


I.

Londres est la ville des contrastes : à côté de l’excessive misère s’étalent la richesse, le luxe, toutes les splendeurs merveilleuses et accablantes du commerce; de sombres ruelles où penchent des huttes de brique débouchent dans de larges rues où les maisons deviennent des palais, et dans le voisinage des quartiers étouffés s’étendent des parcs immenses qu’on a bien nommés les poumons de la ville, car la ville respire par ces tissus de feuillage. Au sein de cette grande

  1. Je me bornerai à citer Old Curiosity-Shop, par Charles Dickens, et Christopher Tadpole, par Albert Smith.
  2. Ce mot, qu’il est difficile de traduire en français par un équivalent, est formé de show (montrer), et de man (homme). La langue anglaise affirme toujours la personnalité humaine comme dans Englishman, alderman, yeoman, liveryman. L’individu, — et c’est un des traits de la race anglo-saxonne, — ne disparaît ni sous la nationalité ni sous la condition sociale.