Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/108

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la république antique ni la papauté du moyen âge ne peuvent être regardées comme des primaties toutes faites qu’il serait commode d’exhumer. Ce sont pourtant là des illusions qu’une partie de l’Italie caresse encore. Il semble étrange que la plus humiliée peut-être de toutes les nationalités ne se lasse pas de désigner avec audace le monde entier comme le théâtre de sa future domination. Pour expliquer ce phénomène, on a mis en avant l’imagination vive des méridionaux, leur aptitude à généraliser, leur culte pour les souvenirs antiques dont la tradition jalouse les aveugle sur leurs devoirs présens; mais ne faudrait-il pas en chercher surtout la cause dans les prétentions de la cour de Rome à une dictature morale sur les peuples? C’est pour balancer de pareilles prétentions que se sont produites en Italie les plus vastes théories d’unité; telle a été l’esquisse d’un empire continental tracée par Dante dans son livre de Monarchià, telle est de nos jours l’utopie de la république universelle, dont le partisan le plus habile, Mazzini, choisit justement la capitale du catholicisme pour centre de ses opérations. La révolution et l’église, dans la péninsule, se modèlent l’une sur l’autre, et c’est ce qui les rend impuissantes au même titre. Des deux côtés, l’activité sérieuse décroît au profit de l’exaltation. En ce sujet redoutable, l’historien ne rencontre que théocraties démocratiques ou sacerdotales. Prendre les choses de si haut, c’est bâtir en l’air; or les lois de l’équilibre défendent de commencer une construction par le faîte, comme l’a essayé César Balbo. Ce n’est pas impunément qu’on intervertit, par un pieux excès d’égards pour les traditions, l’ordre naturel des choses humaines; les institutions politiques n’ont pas des bases arbitraires qu’on puisse changer au gré de son cœur : Balbo et bien d’autres l’ont appris à leurs dépens en 1848. La force des choses prévaut toujours contre ces artifices, qui sont nuisibles, même lorsqu’ils sont innocens. Il serait temps enfin de ne plus voir dans le pape un rédempteur nécessaire ou un irréconciliable ennemi; il serait temps de laisser en paix une institution qui a pu avoir dans les affaires politiques de l’Europe ses jours d’intervention efficace, mais qui aujourd’hui ne suffit même plus à sa défense intérieure. Il faut mettre la main à l’œuvre véritable, au labeur des fondations, labeur tenace, humble et patient, qui ne s’accorde pas avec des aspirations trop hâtives vers des tâches plus hautes. Que la race italienne, ambitieuse comme toutes les races bien douées, aime sagement la liberté et s’efforce de devenir laborieuse : à cette condition, comme Balbo l’a dit souvent, l’année 1848 sera peut-être proclamée un jour la première d’un nouvel âge de grandeurs italiennes.


ALBERT BLANC.