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depuis quelques années, frappé en Europe d’un discrédit réel? Pourquoi l’émigration s’y est-elle sensiblement ralentie? Pourquoi le négociant n’y aventure-t-il ses navires qu’avec hésitation? La cause n’en est malheureusement que trop facile à signaler : elle gît dans les vicissitudes qu’on vient de raconter, dans les mœurs sauvages de cette société en travail d’enfantement, dans les crises commerciales surtout, qui bouleversaient toutes les fortunes du jour au lendemain, et ne rapportaient à l’armateur éloigné qu’une indemnité dérisoire pour prix de la cargaison dont il attendait un riche bénéfice. En eût-il pu être autrement? Oui, sans doute : l’exemple de l’Australie est là pour le prouver; mais il est juste de faire la part des circonstances qui ont placé les deux pays dans des conditions différentes, de l’avantage qu’avait l’un de profiter de l’expérience de l’autre, et enfin de la diversité de nature de l’Anglais et de l’Américain. Il faut reconnaître aussi que les crises dont le contre-coup s’est fait si rudement sentir sur nos places de commerce résultaient principalement de l’imprévoyance des expéditeurs[1], et que la Californie en était à peu près innocente. La France a lourdement supporté sa part de ces désastres, mais ils étaient moins dus à son mouvement maritime qu’aux aventureuses spéculations dont ses relations avec San-Francisco avaient été l’origine. L’énorme intérêt de l’argent avait promptement déterminé dans cette ville une affluence momentanée de capitaux, dont plus d’un tiers, fait remarquable, venait de chez nous. Dans un pays où l’on voyait annoncer des taux de 10 pour 100 par mois, on espérait, en se bornant à 4 ou 5 pour 100, réaliser en toute sécurité des gains que n’eût pu offrir aucun placement européen. Il en fut ainsi quelque temps, mais on voulut se faire une habitude de ces bénéfices disproportionnés, et l’on ne comprit pas que, pour suivre un cours plus régulier, ils auraient dû baisser à mesure que tout commençait à reprendre un équilibre relatif. Il est rare d’ailleurs qu’aux États-Unis la situation commerciale ne soit pas constamment tendue, ce qui donne une dangereuse gravité à des complications que d’autres peuples traverseraient peut-être sans encombre. C’est ainsi qu’en 1836 il suffit d’un renchérissement anormal du coton pour amener la faillite de la banque nationale et la suspension de paiemens de huit cents banques particulières. En Californie, dans ces dernières années, l’orage se formait avec une évidence qui eût attiré les regards de chacun partout ailleurs que sur le sol de l’Union; le terrain des villes, sur lequel étaient en grande partie hypothéqués les capitaux étrangers,

  1. Les caisses de tabac, qui ont servi, on le sait, à combler des fondations de maisons, étaient tellement abondantes à San-Francisco, que la population se trouvait, disait-on, approvisionnée de tabac pour soixante-cinq ans, à moins de se résoudre à en consommer individuellement douze kilogrammes par jour.