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Ce n’est plus le travailleur isolé qui domine dans cette émigration, laissant derrière lui une famille qu’il viendra retrouver dans quelques années; c’est le colon intrépide, dont le seul but est de se fixer sur la terre qu’il défrichera. Son humble avoir est réalisé, et ce chariot le renferme tout entier; sa femme y est assise au milieu de ses enfans; son père même et sa mère l’accompagnent souvent : ils savent qu’ils n’ont plus que quelques années à vivre, et n’en acceptent pas avec moins de confiance cette expatriation achetée par un voyage aux fatigues duquel ils succomberont peut-être. Qu’importe? A l’exemple de leurs ancêtres, ils marchent vers les régions de l’occident, mais, plus heureux, ils peuvent espérer voir l’autre océan que la Providence a fixé pour limite à leur race.

Cependant la caravane est en marche ; quelques jours lui suffisent pour dépasser les dernières traces de culture ou d’habitations et pénétrer dans les vastes solitudes de ces prairies décrites par Cooper. Devant elle s’étend à perte de vue une nappe de verdure émaillée de fleurs, sur laquelle s’élèvent çà et là quelques rares bouquets d’arbres; de longues et paresseuses ondulations s’y succèdent uniformément, et les traces laissées par les émigrations précédentes sont les seuls guides du convoi, dont la longue ligne, dessinée par les blanches toitures des chariots, disparaît ici derrière un pli de terrain, puis reparaît plus loin pour se perdre à l’horizon. On n’avance ainsi qu’avec lenteur; la monotone allure des bœufs, les obstacles, les retards de tout genre ne permettent guère de faire plus de cinq lieues par jour, et l’on en a sept cents devant soi. De loin en loin, on rencontre une hutte isolée servant de bureau de poste et de moyen de communication entre les caravanes; les mieux pourvus y laissent des lettres, d’autres se contentent de simples messages charbonnés sur la planche. Ailleurs c’est une mort qui attriste la petite communauté et une nouvelle croix qui vient servir d’indice aux convois futurs, ou bien c’est une naissance, quelquefois même un mariage, si parmi les colons voyageurs se trouve un ministre du culte. « Entre huit et neuf heures du soir, dit le journal d’un émigrant, M. Bryant, je fus convié à un mariage que devait bénir le révérend M. C... En sortant de la tente où il s’était célébré, j’aperçus à quelque distance les lumières d’un cortège en marche à travers la plaine; c’était l’enterrement de l’enfant que j’avais vu expirer le matin. Presque au même moment, par une singulière coïncidence, je rencontrai un homme venu d’un campement voisin avec la nouvelle que la femme d’un colon y avait donné le jour à un fils. Mort, naissance et mariage au milieu de ce désert, un même point et une même journée avaient tout réuni. »

On arrive ainsi en six semaines au fort Laramie, poste avancé