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par ces cannibales. Comment hésiter? Mme Pfeiffer comptait que la faiblesse de son sexe lui servirait de sauvegarde, et elle partit à cheval, sous les tristes auspices d’un ciel nuageux qui dès les premiers pas lui barra la route par des torrens de pluie. Obligée de rentrer à Padang, elle repartit le lendemain, en dépit des objections bienveillantes et multipliées que provoquait son téméraire projet.

On voyage à Sumatra par étapes ou stations militaires. A chaque station, on peut passer la nuit dans un fort ou dans une maison du gouvernement. Cette facilité n’existe, bien entendu, que sur la portion de territoire entièrement soumise à la domination hollandaise. On la retrouve dans l’Inde anglaise, où des bungalows sont établis sur toutes les grandes routes à l’instar des caravansérails de l’Orient. De Padang au pays des Battaks, on compte environ dix stations ou dix journées de route à cheval. Mme Pfeiffer traversa de nombreux villages et remarqua que la population paraissait plus dense qu’à Bornéo. Le type malais s’y rencontre dans toute sa pureté, c’est-à-dire dans toute sa laideur : visage large, nez écrasé, mâchoires saillantes, dents limées et teintes en noir. Les riches se font confectionner de belles dents en or, qu’ils ne mettent que dans les grandes occasions. Quant aux femmes, leur coquetterie consiste dans l’ouverture qu’elles se pratiquent à la partie inférieure des oreilles : elles y suspendent des boucles, des plaques de métal, des rondelles de bois. Plus l’ouverture est large (et elle atteint parfois un pouce de diamètre), plus une Malaise se croit belle et se voit courtisée. — Aux environs de Padang et des principaux villages, les chemins étaient encombrés de bandes de coolies ou de convois de chevaux et de buffles, employés au transport des produits. Le sol paraissait bien cultivé; l’aspect du pays annonçait, dans quelques districts, une certaine aisance, et témoignait en faveur de l’administration hollandaise. Celle-ci a d’ailleurs respecté les mœurs indigènes. Les villages malais sont gouvernés par des rajahs qui reçoivent du gouvernement hollandais un traitement modique. Les fonctionnaires européens n’ont à exercer, au point de vue politique, qu’un rôle de haute surveillance; ils s’occupent plus activement de l’exploitation des cultures et de l’entretien des routes. Ces travaux s’exécutent, comme à Java, d’après le système des corvées; mais comment établir des routes sur un sol toujours inégal, raviné, inondé périodiquement par des pluies torrentielles? Mme Pfeiffer eut beaucoup de peine à se tirer de plus d’un mauvais pas, et elle paya par de rudes fatigues la petite satisfaction de franchir l’équateur à cheval. Il faut aussi accorder une mention aux éléphans et aux tigres qui abondent dans les régions boisées, au point que les messagers du gouvernement n’oseraient s’y aventurer sans se munir de tisons enflammés pour éloigner les bêtes