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à la petite principauté de Sarawak, elle n’est là que comme une légère excroissance de civilisation relative sur une masse de barbarie, comme une oasis perdue au milieu d’un désert. C’est une œuvre merveilleuse d’énergie individuelle, qui perpétuera le nom du rajah Brooke; mais celui-ci n’aura point d’héritiers ni de successeurs, et il ne trouve aujourd’hui personne, pas même un ministre anglais, qui se soucie de prendre la suite de sa spéculation excentrique. La rapide promenade de Mme Pfeiffer à travers les montagnes, les fourrés et les tribus de Bornéo est suffisante pour indiquer les difficultés immenses qui forment à ce pays une sorte de cuirasse impénétrable contre toute entreprise européenne. Quelques missionnaires protestans ont cherché à distribuer leurs Bibles dans les environs de Pontianak; une fois leur première cargaison épuisée, ils sont partis et ne reviennent pas. A quoi bon jeter au vent d’inutiles semences? La population, dont les géographes et les voyageurs n’ont pu encore déterminer exactement le chiffre, est en majorité une population de sauvages. Les Malais sont maîtres de la majeure partie du pays, et les Malais de Bornéo ont la plus détestable réputation. Pirates sur les côtes et ne vivant que de butin, ils sont à l’intérieur paresseux, misérables, étrangers à tout sentiment de famille, et ils font durement peser leur joug sur les Dayaks. Ceux-ci, qui représentent la race indigène, sont de mœurs plus douces et plus estimables; s’ils ont la manie de couper des têtes, ils sont au demeurant, selon le témoignage de Mme Pfeiffer, bienveillans, hospitaliers, sympathiques; mais c’est un peuple abâtardi, destiné peut-être à partager le sort de tant de races primitives, c’est-à-dire à disparaître.

Il existe à Bornéo un troisième élément de population, qui sans bruit, sans éclat, insensiblement, par l’irrésistible supériorité de l’intelligence unie à une grande énergie de travail, s’étend sur le sol, borde les côtes et filtre jusque dans les régions les plus reculées de l’intérieur : c’est l’immigration chinoise. Les Chinois se sont emparés de toutes les branches de commerce, ils exercent tous les métiers, ils cultivent la terre, exploitent les mines, et concentrent dans leurs mains le mouvement des capitaux qui circulent dans l’île. On pourrait, dit Mme Pfeiffer, considérer le Chinois comme le maître et le bourgeois, le Malais comme le paysan, et le Dayak, placé sous la dépendance du Malais, comme l’esclave. Dans chaque village, le campong ou quartier chinois se distingue du quartier malais et dayak par son apparence de propreté et de comfortable, par l’activité laborieuse qui y règne. Il ne faut pas perdre de vue que cette invasion des habitans du Céleste-Empire à Bornéo, comme dans les autres îles de l’archipel malais, s’est effectuée en détail