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Suède, entreprise afin de rendre à l’autorité royale un pouvoir malhabilement exercé par une oligarchie; mais combien la France du XVIIIe siècle était loin de cette netteté dans les vues, de cette précision dans les moyens! combien surtout elle était loin de cette entière possession d’elle-même, si nécessaire aux jours de crise! Il ne s’agissait pas seulement pour ce pays, échauffé par toutes les passions, de modifier la forme de son gouvernement, de réformer à la lumière de l’expérience des abus introduits par le temps : ses idées étaient cosmopolites et indéfinies comme ses espérances; on eût dit qu’il avait résolu tous les problèmes dans ce monde et dans l’autre. Jamais pourtant l’anarchie des intelligences n’avait été aussi profonde qu’à la veille du jour où le plus agité des peuples, émancipé de toutes les croyances et de tous les pouvoirs, allait statuer sur son propre sort; jamais plus de nuages ne s’étaient interposés entre le cœur de l’homme et les vérités qui l’illuminent. Dans ces brillantes agapes, où, sous l’éclat des lustres et le sourire de beautés faciles, les maîtres de l’opinion venaient apporter chaque soir le contingent de leurs téméraires investigations, le spiritualisme de Descartes ou de Platon n’aurait guère été plus à l’aise que l’orthodoxie de Bossuet ou de saint Augustin. Nié par d’Holbach, injurié par Diderot, débattu par d’Alembert comme une pure hypothèse, Dieu n’avait guère pour lui que la protection de Voltaire, résolu à l’inventer au besoin, et ce Dieu de précaution, plus logique que vivant, plus démontré que senti, ressemblait fort à un gendarme placé dans le ciel afin de faire la police sur la terre, pour empêcher les heureux du monde de s’y voir serrés de trop près par les pauvres et par les petits.

Les publicistes étaient encore plus divisés que les philosophes. L’Esprit des Lois et le Contrat social s’élevaient comme deux drapeaux autour desquels se groupaient déjà deux armées. L’un de ces livres recommandait le gouvernement par l’expérience et par les intérêts, faisant ainsi de la politique un art; l’autre transformait celle-ci en une science exacte fondée sur des principes absolus et sur des droits imprescriptibles. Pendant que Montesquieu, tout plein des enseignemens de l’histoire et de l’autorité des grands exemples, organisait l’école anglaise et suscitait Delolme, Rousseau enfantait Raynal, dont les fureurs déclamatoires enflammaient les espérances et les haines démagogiques. Ainsi dès la fin du règne de Louis XV se dessinaient les champs de bataille qu’allaient bientôt occuper toutes les grandes factions, et les écrits des chefs d’école laissaient déjà pressentir sous quelles influences la France passerait bientôt de la tradition monarchique à l’utopie républicaine, du déisme de Rousseau et de Voltaire à l’athéisme d’Hébert et de