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étrangers aux idées comme aux sentimens qui avaient prévalu en France depuis la seconde moitié du XVIIe siècle. La vieille monarchie était enfermée dans le cercueil du vieux roi.

Parmi tant d’aspects qu’il me resterait encore à faire ressortir dans la longue vie de Louis XV, il en est un plus important que tous les autres. En suivant les phases diverses de ce règne, on voit la confiance se retirer jour par jour, je dirai presque heure par heure, d’un pouvoir auquel l’idolâtrie de la nation avait commencé par passer jusqu’aux plus coupables faiblesses. Enfin la scission est devenue si profonde qu’un roi corrompu meurt et disparaît comme une escarre qui se détache d’un corps vigoureux, sans que, dans sa profonde indifférence pour l’autorité, ce peuple, déjà soulevé comme un tourbillon par le souffle de mille énergies nouvelles, s’enquière même des qualités, des vertus et des intentions de son nouveau maître. Ainsi s’explique durant les dernières années de Louis XV ce calme hautain des esprits en présence des hontes cumulées de la guerre et de la paix. Livrée aux théoriciens, la France vers la fin du XVIIIe siècle n’appartenait plus à son gouvernement : aussi ne parut-elle pas même s’inquiéter d’un abaissement qui ouvrait un champ plus libre à l’application des théories nouvelles.

Comment s’étonner de cette disposition générale quand les nations victorieuses suivaient avec un entraînement irrésistible l’impulsion du peuple dont elles avaient triomphé? L’influence des idées françaises fut en effet beaucoup plus grande au dehors durant le règne si abaissé de Louis XV qu’elle ne l’avait été sous celui de son glorieux prédécesseur, engagé contre la moitié du continent dans une lutte ardente d’intérêts et de croyances. Au XVIIe siècle, l’Allemagne presque tout entière était encore fermée à l’influence française; les deux péninsules, gouvernées par une branche de la maison d’Autriche, n’y résistaient pas moins énergiquement. Dominée dans les arts comme dans les lettres par une inspiration nationale encore puissante, l’Espagne de Calderon et de Quevedo n’empruntait rien à la France de Corneille et de Molière. Durant notre grand siècle littéraire, l’Italie, qui n’était point encore la patrie francisée de Filangieri et de Beccaria, nous imposait son joug plutôt qu’elle ne subissait le nôtre. Si, pendant la courte époque de la restauration des Stuarts, les courtisans de Charles II singeaient à Windsor Fontainebleau et Versailles, la nation anglaise demeurait aussi étrangère à nos chefs-d’œuvre que nous l’étions aux siens, et l’avènement de Guillaume III éleva jusqu’au temps de la régence une barrière d’airain entre les deux peuples. Du vivant de Louis XIV, l’Europe connaissait plus nos grands généraux que nos grands écrivains, et notre langue était à peine parlée dans des capitales où, quarante ans plus tard, l’usage en devint universel. Le XVIIIe siècle força seul, il faut