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ratrice des résolutions d’un conseil où les libelles d’Amsterdam et de Londres[1] jetaient plus de trouble que le partage de la Pologne. L’influence de la favorite était alors tellement établie que le royaliste Voltaire, charmé du triomphe remporté par Maupeou sur les veaux et sur les tigres, saluait du nom d’Égérie la nymphe de Luciennes, en la remerciant des coquetteries et des baisers qu’elle voulait bien lui adresser à Ferney[2].


IV.

Ainsi s’avançait vers son terme ce règne de cinquante-neuf ans. Durant ce demi-siècle, la France avait subi des désastres inconnus depuis les premiers Valois; elle avait perdu les Indes, le Canada et la Louisiane, et son gouvernement venait de dépasser dans la paix les humiliations et les malheurs de la guerre. La rivalité de Terray et de Maupeou, les édits bursaux du contrôleur-général, les cupidités des frères Du Barry, tels étaient les bulletins que Versailles envoyait depuis trois ans à cette nation dévorée par la fièvre de la pensée, et dont l’Europe s’était faite la satellite. Ce fut donc avec une indifférence où le mépris éclatait plus que la haine que la France se vit à la veille de changer de maître. Après quatre jours de maladie, Louis XV mourut le 10 mai 1774, ne pouvant invoquer pour fléchir la miséricorde de Dieu et la sévérité de l’histoire que la perversion générale du temps et l’influence de séductions peut-être irrésistibles.

Cette mort est plus qu’une date ordinaire, car elle marque la fin d’un ordre social tout entier. Les années qui s’écoulèrent de 1774 à 1789 appartiennent plus par leur caractère à l’ère de la révolution qu’à celle de l’ancien régime. Les édits de Turgot, le compte-rendu de M. Necker, la guerre d’Amérique, la convocation des états-généraux, le doublement du tiers, tous ces événemens politiques sont

  1. Les parlementaires avaient organisé au dehors une presse dont l’activité et la violence rappelaient celle des réfugiés. Parmi un assez grand nombre de publications, il suffira de rappeler la plus considérable, le Journal de la révolution opérée dans la constitution de la monarchie françoise par M. Maupeou, chancelier de France. Ce journal en cinq volumes in-12, publié à Londres, va des premiers jours de mai 1771 au 10 mai 1774.
  2. Quoi ! deux baisers sur la fin de ma vie !
    Quel passeport vous daignez m’envoyer!
    Deux, c’en est trop, adorable Égérie,
    Je serai mort de plaisir au premier.

    Vous ne pouvez empêcher cet hommage,
    Faible tribut de quiconque a des yeux.
    C’est aux mortels d’adorer votre image ;
    L’original était fait pour les dieux.