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Malgré un juste respect pour deux noms illustres, il faut bien répéter une assertion consignée dans tous les mémoires contemporains : il était en effet universellement admis que M. de Choiseul avait aspiré à faire occuper par la spirituelle duchesse de Gramont sa sœur le poste enlevé d’assaut par une fille du peuple, affirmation révoltante sans doute, quoique trop conforme aux mœurs du temps, mais contre laquelle s’élève un souvenir solennel. Aux jours de l’expiation, la terreur fit monter sur le même échafaud les deux femmes dont l’opinion avait prétendu faire des rivales; or, en voyant l’une dépasser l’autre de toute la distance de l’héroïsme à la lâcheté, la conscience publique les proclama trop inégales devant la mort pour avoir eu quelque pensée commune durant la vie. Quoi qu’il en soit, l’astre de la comtesse s’élevait chaque jour sur l’horizon où déclinait visiblement celui du duc; mais ce ministre, tout entier aux préparatifs d’une grande guerre maritime, ne paraissait pas plus alarmé de ses périls à la cour que de ceux dont l’Europe occidentale était alors menacée par la présence d’une armée russe en Pologne et par celle d’une escadre russe sur les côtes de la Morée.

Le manque d’usage d’une femme à laquelle le monde reprochait plutôt son origine que ses vices, des gaucheries traitées avec l’importance que la bonne compagnie met trop souvent aux futilités, masquaient les progrès d’une influence déjà prépondérante et les batteries dressées dans un boudoir, centre de toutes les attaques, contre le ministre dirigeant. Le duc de Richelieu, confiné depuis la capitulation de Closter-Severn dans son rôle d’homme à bonnes fortunes, avait, avec une fierté radieuse, repris près de la nouvelle maîtresse son poste de chevalier d’honneur. Dirigeant d’un œil sûr toutes les démarches de Mme Du Barry, il avait ouvert la brèche contre le parti Choiseul au nom de l’autorité royale, outragée dans l’objet des plus intimes préférences du monarque. Afin de défendre une femme perdue d’honneur, Richelieu en appelait impudemment aux traditions du cardinal qui avait rendu son nom si glorieux et la royauté si puissante. Il ne fallait pas plus, s’écriait-il, méconnaître l’autorité du prince dans sa vie privée que dans sa vie publique, et ses affections n’étaient pas moins sacrées que ses ordres. Mme Du Barry avait donc fini par représenter un principe monarchique dans cette société dont l’immoralité préparait la dissolution. La moitié des secrétaires d’état étaient acquis à la favorite et secrètement hostiles à MM. de Choiseul, leurs collègues, investis des trois portefeuilles de la guerre, des affaires étrangères et de la marine : dans la cour et dans le conseil se dessinait déjà le triumvirat fameux qui était à la veille d’engager contre tous les parlemens du royaume la partie la plus audacieuse qu’un gouvernement faible ait jamais gagnée.