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séantes assurèrent au ministre tous les profits de la faveur royale avec tout le prestige de l’indépendance.

M. de Choiseul sut donc demeurer à la fois populaire et courtisan. Par un prodige d’habileté et de bonheur, il accomplit cette double tâche, si contradictoire qu’elle pût paraître, sans en souffrir jamais dans la dignité étudiée de son caractère et l’élégante liberté de son attitude. Depuis son entrée dans le monde jusqu’à sa triomphale retraite à Chanteloup, la fortune se complut à lui prodiguer tous les dons que lui avait refusés la nature. Homme de grande maison et d’une extrême distinction d’esprit, il était né sans patrimoine et avec une figure disgracieuse. Un mariage dans la haute finance, en unissant son sort à celui d’une personne accomplie, lui donna bientôt un million de revenus, et ses succès auprès des femmes le classèrent au premier rang dans le monde des séducteurs, qui côtoyait alors de si près celui des hommes d’état. Nommé en 1753, pour début de carrière, à l’ambassade de Rome, il terrifia la cour modeste et tranquille de Benoît XIVe par l’éclat du luxe, du bruit et de ces exigences hautaines autorisées par la tradition plus que par les convenances dans un poste où la menace n’a jamais le mérite du courage. Appelé bientôt, comme ambassadeur à Vienne, près du fils de son ancien souverain, devenu empereur d’Allemagne, le gentilhomme lorrain se retrouva dans la véritable patrie de ses affections et de ses souvenirs. On sait quelle part il prit au changement introduit dans notre système fédératif en 1756, et j’ai indiqué par quelles circonstances il fut, à la suite de nos premiers désastres, appelé au ministère pour rendre plus étroite encore l’alliance qui les avait provoqués. Lorsqu’il remplaça le cardinal de Bernis, exilé pour avoir eu avec le désir constant de la paix le courage, alors très rare, de son opinion, M. de Choiseul pouvait redouter à bon droit un accueil peu bienveillant dans un pays où une guerre impolitique et malheureuse répugnait vivement au sentiment national. Il en fut tout autrement grâce à d’habiles diversions en Espagne en faveur des parlemens et contre les jésuites, grâce surtout à l’art infini de ménager les dictateurs de l’opinion publique par un système constant de complaisance sans bassesse. Lorsqu’il signa le traité de 1763, ce ministre sut s’assurer tous les profits moraux de la paix en laissant au compte de ses prédécesseurs les conditions honteuses au prix desquelles il avait dû l’acheter. Là ne s’arrêta pas cette destinée constamment heureuse, car on le vit huit ans après sortir des affaires avec plus d’opportunité qu’il n’y était entré. Il les quitta en effet la veille du partage de la Pologne, et le public imputa à son absence le malheur que ses rivaux prétendaient faire remonter à ses fautes.