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des forêts, et n’atteint point les arbres de la troisième et de la deuxième zone. Enfin le sol est couvert d’un tapis de fougères, de palmiers nains, de lycopodes. Sous l’ombrage de telles forêts, rien n’arrête le voyageur ; on ne redoute ni épines ni fourrés. D’Orbigny prolongea sa marche jusqu’aux limites extrêmes de la Bolivie ; il atteignit San-Corazon. « L’idée, nous dit-il, d’être parvenu à six cents lieues des côtes du Grand-Océan, à peu près à égale distance de l’Océan-Atlantique, me causait un plaisir que je ne pourrais exprimer. Atteindre ce point m’avait paru souvent un rêve. »

Les missions des jésuites dans l’Amérique centrale présentent un intérêt plus puissant que celles du Paraguay. Dans celles-là, les fondateurs ont rencontré mille entraves dues aux révolutions et aux guerres ; ils ne furent pas les seuls arbitres du gouvernement. Au contraire, les jésuites ont fondé librement les missions du centre de l’Amérique ; ils y ont longtemps seuls dominé, et bien qu’ils en aient été expulsés en 1767, leurs institutions sont encore en vigueur. Avant les voyages de d’Orbigny, on discutait généralement sur les missions du Paraguay. C’est lui qui le premier a fait connaître en Europe les missions de l’Amérique centrale, où se sont opérées de telles merveilles de civilisation, que nul pays peut-être n’en a vu de semblables. À son arrivée dans une mission, il découvrait presque toujours dans le lointain une église d’élégante construction, autour de laquelle se groupaient régulièrement des cabanes. Derrière ces cabanes, des plantations ; quelquefois des lacs, en partie creusés de main d’homme, ajoutaient au charme du paysage. D’Orbigny recevait le meilleur accueil dans ces oasis du Nouveau-Monde : sa suite annonçait que c’était un grand dottor. On l’avait vu allumer ses cigares en concentrant avec une loupe les rayons du soleil, et on en concluait qu’il possédait des pouvoirs mystérieux. « Mon père, lui disaient les femmes, reçois nos présens : notre maïs, notre chicha, notre bétail, sont à toi. » Lorsque d’Orbigny avait rendu cadeau pour cadeau, distribué ses miroirs, ses ciseaux, ses rubans, il était conduit dans l’église. Les églises des missions hispano-américaines rappellent les monumens de l’Italie. Pour les embellir, les forêts vierges ont fourni leurs arbres les plus majestueux ; ces arbres, transformés en colonnes, décorent les péristyles, soutiennent d’élégans frontons. Quelques églises peuvent renfermer de quatre à cinq mille personnes : elles sont remplies de sculptures, et souvent les murailles extérieures sont revêtues de lames de mica, que l’on voit briller à une grande distance. Dans quelques-unes, des orgues accompagnent les cantiques des jours de fête ; on y chante des messes des grands maîtres italiens. À de tels spectacles le voyageur croit à peine qu’il n’est pas le jouet d’un rêve. Il se demande s’il est bien au cœur de l’Amérique, séparé du monde civilisé par d’impéné-