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et de la Fiancée d’Abydos ? Sait-elle s’enfermer avec l’âme patriotique de Bonnivard dans le cachot humide de Chillon, et pleurer des larmes sauvages et brûlantes sur le cadavre d’un jeune frère adoré ? De l’amère raillerie du premier chant de Don Juan à la description si vivante de son naufrage, et du naufrage à ce délicieux épisode d’Haydée jeté, comme l’île de Lambro le pirate, au milieu des récifs et des écueils, ne sent-on pas le passage de la fantaisie railleuse à l’imagination captivée, et de l’imagination à une véritable et pure émotion ? C’est pour retomber à terre que Byron a besoin d’un effort, et non pour s’élever dans les pures régions où son âme aurait dû vivre. Non, ce n’est point un cœur sceptique qui a gémi si éloquemment sur l’orgueil des tyrans aux champs de Waterloo ; un Anglais pouvait à ce moment trouver un thème plus populaire et plus patriotique. Ce n’est point une rhétorique vulgaire qui a dicté l’apostrophe éloquente à la Grèce dans l’invocation du Giaour. En tout cas, il faut aimer les morceaux de rhétorique qu’on est prêt à signer du sacrifice de sa vie. Des plumes faciles nous ont prouvé depuis qu’il était possible de trouver des choses plus piquantes sur la Grèce que des souvenirs et des regrets ; mais si l’imagination et les sens suffisent à peindre la passion légère, brillante, dramatique même, ils ne trouvent point de ces paroles ardentes qui pénètrent jusqu’au fond du cœur. Le parti-pris, c’est Don Juan, c’est la raillerie et le pittoresque revêtus d’un style charmant, mais où le travail se devine. La veine pure et limpide du poète s’y mêle sans s’y confondre, comme l’eau transparente du Rhône dans les ondes du Léman. C’est assez déjà de voir l’œuvre de Dieu ternie par un souffle trop humain. Ne lui renvoyons pas le reproche d’avoir associé un grand génie à une âme indigne de le porter.

Il y avait d’ailleurs dans l’âme de Byron un sentiment qu’il conserva toujours pur et sincère, parce qu’il était comme la substance même de son génie : ce fut l’amour de la nature. « Il avait, dit M. Trelawny, une invincible antipathie pour tout ce qui tenait à la science… Il était aussi indifférent aux monumens anciens et modernes qu’à la peinture, à la sculpture et à la musique ; mais quant aux objets naturels, à toutes les révolutions des élémens, il était toujours le premier à les signaler et le dernier à les perdre de vue. Nous passâmes toute une nuit à l’ancre près de Stromboli. Byron ne quitta pas le pont. Quand il revint dans la cabine, au point du jour, il s’écria : « Si je vis encore un an, vous verrez cette scène dans un cinquième chant de Child-Harold. » L’enfance de Byron s’était écoulée au milieu des sombres vallées et des grands lacs de l’Ecosse. Cette forte et sauvage nature s’imprima profondément dans l’âme de l’écolier d’Aberdeen, et il retrouva plus tard, au milieu des glaciers des