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terre, le long de la flèche d’Arabat, partout commandée par le canon de nos bâtimens à vapeur : nouvelle et merveilleuse appropriation de notre flottille à vapeur, qui faisait là, sur une grande échelle, le service de cavalerie légère que nos hussards portés à Eupatoria pratiquaient sur la ligne de Pérékop. On sent tout le mal que dut causer à l’ennemi cette irruption si habilement faite sur la plus importante de ses communications. Ce fut pour assurer la libre navigation de nos croiseurs dans la mer d’Azof, en occupant le détroit qui en ferme l’entrée, que fut entreprise l’expédition de Kertch, — reproduction en miniature de la grande expédition de Crimée. Quinze mille hommes des troupes alliées furent embarqués, transportés, rappelés, transportés de nouveau, et enfin débarqués avec une facilité dont ceux qui dirigeaient les mouvemens de nos armées se faisaient un jeu, tant on était familiarisé avec ce mode d’opérations. Après avoir heureusement mis à terre soixante mille hommes, en jeter quinze mille sur la côte ennemie n’était plus qu’une sorte d’amusement. Le succès de l’expédition était d’ailleurs infaillible. Les gros canons de marine étaient là pour intimider ou foudroyer les troupes qui au premier moment auraient pu s’opposer au débarquement. Sous la protection de cette puissante artillerie, on descendit à terre sans coup férir, et quand on y fut établi, il n’eût fallu rien moins qu’une armée pour jeter à la mer ceux qui venaient de faire ce hardi coup de main. Et d’où fût venue cette armée? Le prince Gortchakof n’avait pu l’envoyer à l’avance, ignorant le projet des chefs alliés, et sur le vague soupçon qu’il en aurait pu concevoir, il ne se fût point risqué à faire un détachement d’au moins vingt mille hommes en face d’un ennemi dont les forces étaient supérieures aux siennes. Le coup une fois frappé, l’imprudence de dégarnir Sébastopol devenait plus grande encore, et le succès plus douteux pour les troupes détachées. Là comme au départ de Varna, la voie de mer avait donné à l’expédition une célérité et un secret qui avaient empêché l’ennemi de rien savoir et de rien prévenir. Une partie des régimens débarqués suffit, avec le canon des navires, à la garde des détroits, où l’on s’était fortement retranché, et le reste de la flotte put en un clin d’œil remmener le reste des troupes sous les murs de Sébastopol. Il pourra souvent arriver dans le cours d’une grande guerre que l’emploi de la marine à vapeur donne les moyens d’opérer une de ces diversions autrefois impossibles. Des points aussi importans que celui de Kertch pourront être assaillis et gardés avec succès, pendant que le gros des forces nationales fera face à l’ennemi sur les frontières. C’est à chaque état de reconnaître avec soin toutes les parties vulnérables de son territoire et de les fortifier par des ouvrages qui puissent tenir assez longtemps pour