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sa marche de l’Alma au plateau de Chersonèse, non plus que d’aborder la question si controversée de savoir si les alliés eussent dû se porter alors sans retard sur Sébastopol. Ce qu’il y a de certain, c’est que s’il y eut un instant la chance d’y entrer, cet instant fut bien court. Il eût fallu savoir qu’après la retraite de l’armée russe sur Batchi-Séraï, il n’y avait dans la place que deux bataillons, et, selon le langage d’un officier russe, deux bataillons revenus de l’Alma, c’est-à-dire sous la fâcheuse impression d’une défaite. Au défaut de cette information positive, qu’on ne pouvait guère avoir, il eût fallu chez les alliés une promptitude, une décision, un ensemble difficiles à espérer au moment où venait de disparaître l’influence prépondérante du chef de l’armée française. Le concert nécessaire pour ordonner cette entreprise hardie n’eut pas le temps de s’établir entre le noble vétéran qui commandait les troupes anglaises et le jeune général, brave et intelligent, mais trop modeste peut-être, qui avait succédé au maréchal Saint-Arnaud. Déjà les marins de la flotte russe étaient à l’œuvre pour mettre Sébastopol à l’abri d’un coup de main, et le défendre contre les forces alliées jusqu’à l’arrivée des renforts attendus de l’intérieur de l’empire. Chose étrange, il semblerait que dans cette grande expédition aucun exemple ne dût manquer pour mettre en lumière le rôle important que flottes et marins peuvent jouer dans la guerre de terre. Les marins russes avaient débuté, le lendemain même de l’Alma, par fermer l’entrée du port de Sébastopol en y coulant une partie de leurs vaisseaux, acte de résolution aussi sage qu’énergique, dont les utiles résultats se manifestèrent aussitôt. Au lieu de venir en aide aux armées dans une attaque de vive force qui, tentée de tous côtés à la fois, eût probablement réussi, les deux flottes durent se borner à un bombardement passager, lointain et inefficace. Ainsi, tranquilles du côté de la mer, les matelots russes se firent soldats et terrassiers, et assistés de leurs familles, qui formaient la population de la ville, ils jetèrent les fondemens de ces admirables défenses qui ont supporté pendant un an les assauts les plus terribles. Le spectacle était nouveau et fait pour donner à réfléchir; nous venions par mer, mais avec des soldats, attaquer la flotte russe et son grand arsenal, et la flotte russe se défendait sur terre, mais avec des matelots. C’est qu’aujourd’hui il existe entre les armées de terre et de mer un tel lien qu’elles sont appelées les unes comme les autres à agir sur l’élément qui n’est pas le leur et à y faire sentir toute leur puissance.

Mais les marins russes ne se bornèrent pas à élever ces remparts improvisés, ils y traînèrent les canons de gros calibre employés sur leurs vaisseaux, et l’on sait comment cette puissante artillerie pulvérisa le 17 octobre les batteries de siège des alliés, construites et armées suivant les anciennes traditions de l’art des sièges. Nous