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été déjà discuté dans bien des volumes. Nous ne nous en plaignons pas, car Byron est un de ces hommes qui peuvent gagner quelque chose à être souvent rejugés. Au point de vue de la stricte morale, il y a peu de chose à dire en sa faveur. Il a volontairement perverti les dons les plus merveilleux de la nature ; il s’est fait mauvais et petit quand Dieu l’avait fait grand et bon. C’est proprement la tâche de Lucifer, à qui on le comparait charitablement de son vivant ; mais au moins il avait créé le rôle, et ceux qui l’ont repris ne sont que des comparses. C’est pour cela que l’étude d’un tel caractère ne fait point gauchir les lois de la morale. S’il eût obéi par une pente invincible aux mauvais instincts de sa nature, s’il eût cédé à tous les caprices de la fortune, s’il eût été ballotté à tous les vents, il semblerait que la Providence se fût jouée de la pauvre espèce humaine en mettant un si grand génie dans un vase si fragile. Loin de là, Byron est une riche et puissante nature, pétrie de toutes les grandeurs et de toutes les faiblesses de l’humanité, qui a sans cesse remonté le courant de la vie comme il fendait d’un bras robuste le courant de l’Hellespont, qui a déployé autant de volonté pour paraître un démon que d’autres pour être adorés comme des saints, qui a presque touché au crime enfin sans pouvoir étouffer ; la semence généreuse que Dieu avait laissée tomber sur son cœur. Il faut donc que les bonnes âmes se rassurent. Ce n’est point le génie de Byron qui l’a perdu, c’est sa volonté, son éducation et son temps ; il eût pu être pire sans être aussi grand : Je ne m’étonne pas que le public anglais paraisse toujours disposé à remettre dans la balance cette étrange destinée. Voilà trente-quatre ans que Byron est mort, et que tous ceux qui l’ont connu sont venus déposer pour ou contre sa mémoire : cependant les souvenirs que M. Trelawny vient d’écrire sur lui et sur Shelley trouvent en Angleterre beaucoup de lecteurs. L’orage qui gronda autour de ces noms n’est pas encore apaisé.


I

M. Trelawny est un chroniqueur de la vieille école. C’est un touriste sexagénaire, qui a connu le monde dans ses jeunes années, et qui, je l’espère, se repose aujourd’hui, puisqu’il commence à se souvenir. Il a vu, comme Ulysse, beaucoup de villes et les mœurs de beaucoup d’hommes ; mais il les a vues comme voient les touristes, c’est-à-dire par l’écorce et la superficie. Il esquisse à merveille un portrait sur ses genoux ; malheureusement il ne sait faire que les silhouettes : l’ombre et la couleur, c’est-à-dire la vie, lui échappent. M. Trelawny paraît aimer les grands coups et les grandes aventures.