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institutions spéciales auxquelles nous devons notre armée, notre marine et nos corps d’officiers, ne s’étaient montrés avec plus d’éclat. L’histoire rendra justice aux chefs qui avaient préparé ce résultat, et surtout à l’amiral Bouët, aux généraux de Martimprey et Trochu, auteurs du plan de cette merveilleuse opération, où tout était à imaginer et où tout avait été prévu.

Nos alliés débarquèrent en même temps que nous, mais avec moins de méthode et de rapidité. Si l’ennemi se fût trouvé sur le rivage, cette lenteur et cette confusion eussent pu entraîner de graves inconvéniens. « A dix heures, écrit un de leurs officiers, les Français avaient six mille hommes à terre, et nous soixante-dix[1]. » Le retard des troupes anglaises tenait à un embarras de richesses en même temps qu’à un louable calcul de prudence. La magnifique flotte de transport dont disposaient les Anglais leur avait suffi pour porter leur armée. Ils n’avaient pas été obligés comme nous d’entasser leurs soldats sur leurs navires de guerre, et avaient pu ainsi conserver leur escadre disponible pour combattre la flotte russe, si elle avait tenté de venir troubler le débarquement. Il y avait sagesse à se conduire ainsi; mais les transports n’ayant en équipages et en embarcations que de faibles ressources pour opérer le débarquement, il en résulta dans cette opération une lenteur inévitable. Quelques heures plus tard, lorsqu’il fut évident que les vaisseaux russes restaient immobiles dans Sébastopol, les moyens de l’escadre de guerre anglaise vinrent coopérer à la mise à terre de l’armée, et le temps perdu fut alors si bien réparé que le 14 au soir il y eut vingt-trois mille Anglais et dix-neuf bouches à feu en ligne à côté de nos soldats.

On pouvait donc à cette heure regarder la grande opération du débarquement en pays ennemi d’une armée de soixante mille hommes comme accomplie, et ç’avait été l’affaire d’une demi-journée, sans que les Russes eussent rien fait ni par terre ni par mer pour l’entraver. Cette inaction en face de l’invasion de leur territoire dut coûter beaucoup aux hommes énergiques qui commandaient la flotte russe. Ils devaient brûler du désir de sortir de leur port avec leur excellente escadre, et de venir fondre sur celles des alliés pour y jeter au moins le trouble et la confusion. Si l’amiral Nachimof avait eu des vaisseaux à vapeur, nul doute qu’il ne l’eût essayé; il aurait probablement péri sous le nombre, mais avant de périr il eut fait éprouver aux alliés entassés sur leurs navires des pertes énormes; il eût mis le désordre dans l’expédition et en eût rendu la continuation impossible; tout au moins eût-il donné au prince Menchikof

  1. Letters from Head quarters.