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tsar un trait de lumière. En même temps se formait en Angleterre une opinion chaque jour plus puissante et plus hautement exprimée pour que l’expédition se portât sur Sébastopol. A Sébastopol, disaient les Anglais, se trouvait la flotte qui en 1833 avait déjà une fois amené les Russes à Constantinople. Favorisée par les vents et les courans, cette flotte était toujours à quarante-huit heures de ce but de toutes les ambitions moscovites. En la détruisant, en ruinant du même coup l’arsenal où elle s’équipait, on rendait difficile, sinon impossible, toute nouvelle tentative de se saisir par un coup de main du Bosphore. Là était le motif public d’attaquer Sébastopol, motif parfaitement raisonnable et conséquent avec le but avoué de la guerre. Mais ce n’était pas uniquement dans la pensée de maintenir l’intégrité de l’empire turc que l’Angleterre s’était alors aussi étroitement unie à la France. Il y avait moins d’un an que le peuple anglais s’était cru à la veille d’une invasion française, et en avait conçu des alarmes sans doute exagérées. N’était-ce pas le plus sûr moyen de l’affranchir de ces alarmes que de faire fraterniser les soldats des deux armées et les marins des deux flottes, sous le feu des Russes, dans une commune et lointaine expédition? Et quelle inappréciable faveur de la fortune de pouvoir donner comme but à cette expédition la rade formidable où s’abritait une escadre qui, menaçante dans le présent pour Constantinople, pouvait dans l’avenir s’allier à d’autres vaisseaux pour menacer l’indépendance britannique! Plus heureuse que sa sœur de Cronstadt, la flotte russe de la Mer-Noire n’était jamais emprisonnée par les glaces, et elle avait fait preuve à Sinope d’un assez grand esprit d’entreprise. La détruire était diminuer d’autant les chances futures d’une coalition maritime contre l’Angleterre. Que ce calcul ait été justifié ou non par les événemens, cela n’importe pas ici : ce qu’il y a de certain, c’est qu’il se faisait tout haut alors; c’est que c’était une des mille raisons alléguées par le public pour faire de la Crimée le théâtre de la guerre. Ces raisons n’étaient pas pour nous tout à fait aussi déterminantes que pour l’Angleterre; mais le gouvernement français, aussi jaloux que le gouvernement britannique d’assurer l’intégrité de l’empire ottoman, portait dans cette guerre des motifs tirés de sa situation particulière, qui le rendirent facilement accessible aux vues de nos alliés. Notre armée, transportée en Orient, avait besoin d’y faire quelque chose, et tout bien pesé, l’expédition de Crimée était la seule chose faisable. On avait vaguement parlé de débarquer les troupes à Odessa, et d’en faire le point de départ d’une invasion des provinces méridionales de l’empire russe; mais ce n’était pas un projet qui pût soutenir la discussion. C’eût été perdre le souvenir bien récent de la Dobrutcha, et recommencer à plaisir les désas-