Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/737

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sage le plus extraordinaire de cette lettre est celui où il représente M. Charles Duveyrier marié, puis mort, et revivant dans le second mari de sa femme, de sorte que M. Duveyrier se trouve dans cette situation unique, exceptionnelle et fort piquante, d’être le mari de sa veuve. Je ne veux pas priver le lecteur de ce joli morceau d’éloquence : « Je le sais, tu crois, parce qu’elle ne touchera qu’une seule main, parce qu’elle ne verra près d’elle à l’autel qu’un seul homme, parce qu’elle n’entendra dans cet heureux instant qu’une seule voix, qu’elle dira : Charles n’est plus là, Jules seul existe! Et moi, je te dis encore que tu ne connais pas la vie, que tu ne connais pas l’amour. Charles et Jules, manifestations d’un même être, ont vécu séparés, sous des formes distinctes; Charles et Jules s’aimaient, s’unissaient chaque jour de plus en plus; ils seront unis un jour sous une seule forme : Jules deviendra Charles et Jules, Charles et Jules ne feront qu’un ; mais ce nouveau Jules sera aussi un nouveau Charles, car l’ancien Jules et l’ancien Charles se trouveront en lui; il sera l’ancien Jules développé par la vie, mais il sera aussi l’ancien Charles régénéré par la mort, et l’un et l’autre auront conscience de leurs progrès, car tous deux vivront encore, puisqu’ils vivaient, et le nouveau Jules n’est que leur union; il ne les a pas plus confondus qu’il ne les a anéantis : tous trois vivent et vivront éternellement. » C’est incontestable, et voilà qui est clair!

Après la belle tirade qu’on vient de lire, M. Enfantin s’arrête tout essoufflé pour reprendre haleine et s’écrie : «Je me fatigue, Charles, à te faire de la métaphysique sur moi, toi, nous, sur avenir, passé, présent. » Et moi aussi je me fatigue à le suivre et à l’écouter. M. Enfantin est quelquefois divertissant, je n’en disconviens pas; mais l’hilarité qu’il procure est de courte durée et fait place à des sentimens d’une nature plus pénible. Après avoir ri tout mon soûl, je me sens subitement envahi par la défiance, et j’ai envie de m’écrier : De qui se moque-t-on ici? il ne faut cependant pas avoir une trop mauvaise opinion de la nature humaine, ni trop compter sur la crédulité générale. Rien n’est blessant comme l’incertitude morale où vous laissent les incohérences de langage de certaines personnes. On finit par ne plus savoir quoi penser ni d’eux ni de soi-même. On se demande instinctivement si on n’est pas en réalité plus bête qu’on ne le supposait. Ce sentiment d’incertitude, je le répète, est malsain, équivoque; il serait dangereeux de l’éprouver trop souvent. M. Enfantin nous promet une nouvelle édition de son testament sur la vie éternelle, revue, corrigée et augmentée de divers codicilles; je lui promets de ne pas le lire : je n’aime pas à recevoir deux fois de suite une humiliation. Amen.


EMILE MONTEGUT.