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ténébreuses, et enveloppées d’une solide cuirasse en galimatias décuple, à laquelle peuvent seules se comparer l’écorce de la noix de coco et la carapace de la tortue. Cependant, lorsqu’on a fendu l’écorce du coco, on trouve une eau rafraîchissante, et lorsqu’on a séparé la tortue de sa carapace, on en fait un potage réellement délicieux, qui doit être apprécié de M. Enfantin. Voyons un peu si les idées de M. Enfantin sur la vie éternelle valent l’eau du coco et le potage à la tortue. J’aurai la témérité de résumer ces idées dans les trois propositions suivantes : 1° M. Enfantin croit à l’éternité moléculaire, à l’immortalité atomistique de chacune des parcelles de son être physique; 2° il croit à l’éternité idéale de sa vie intellectuelle: il vivra éternellement dans les œuvres qu’il aura faites, dans les idées qu’il aura semées, dans le bien à venir que ces œuvres et ces idées produiront, dans les hommes qui en auront recueilli les bénéfices. 3° L’âme individuelle est-elle éternelle? M. Enfantin n’a pas l’air d’y croire pour les autres hommes, mais il y croit fermement pour lui. Il a déjà vécu dans le passé, il vivra éternellement dans l’avenir. « Je crois à la perpétuité de ma personnalité à travers les siècles, dans le passé et dans l’avenir; j’ai foi que j’ai vécu et que je vivrai éternellement en Dieu éternel, puisque et comme j’y vis en ce moment même, surtout que j’ai été, suis et serai un organe spécial, défini, personnifié, individualisé de sa vie éternelle. »

Cette dernière proposition est, comme on voit, de beaucoup la plus originale; M. Enfantin se sacre pape pour les siècles des siècles. Pour éclairer cette belle idée, il l’a flanquée d’un commentaire qui est la partie la plus curieuse et la seule vraiment récréative du livre. Il paraît qu’aux beaux temps du saint-simonisme, en 1830, M. Charles Duveyrier, bien connu depuis par ses divertissans vaudevilles, se sentit quelques scrupules sur les doctrines de M. Enfantin. Il refusait de croire que M. Enfantin fut saint Paul, puisqu’il ne pouvait pas lier son présent Enfantin à son passé saint Paul. M. Enfantin répondit à cette hérésie par une lettre extraordinaire que je vous présente comme un vrai chef-d’œuvre. Au premier abord cependant, elle ne frappe que par la perfection du délire; mais à la seconde lecture on en aperçoit la vraie beauté, et elle vous apparaît comme un modèle admirable de blague métaphysique. Elle pourrait être le sujet de nombreuses réflexions, je n’en prendrai que le côté divertissant. Dans cette lettre, M. Enfantin professe donc cette doctrine qu’il est saint Paul et qu’il est Enfantin ; il est un être fini, mais il a, par privilège spécial, la puissance de manifestation de l’être infini : il est un et multiple à la fois. « Enfantin qui naît et qui meurt n’est donc que la manifestation dans le temps et dans l’espace de l’Enfantin éternel ; mais l’Enfantin éternel contient toutes ses manifestations : aucune d’elles ne saurait donc être anéantie... » Le pas-