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une idolâtrie, l’amour des choses de l’esprit un fanatisme ! En pratiquant habilement ce système jésuitique, on peut arrivera étouffer tous les intérêts élevés de l’homme, et amener les peuples à un engourdissement matériel qui rendra impossible toute révolte morale.

J’ai toujours été surpris du degré de haine qu’il avait fallu nourrir contre l’intelligence pour inventer la fameuse formule : à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. Cette formule, qui semble à première vue l’expression d’un libéralisme exagéré, n’est au fond que l’expression d’une des pensées les plus tyranniques que je connaisse. Jamais le désir d’exploitation de l’homme par l’homme n’a été plus ingénieusement et plus artificieusement dissimulé. Lorsque cette formule se produisit, d’honnêtes libéraux prirent la peine de demander qui serait juge des capacités, et comment on pourrait établir l’échelle des œuvres. Le mot de capacité, expression brutale et déshonorante qui assimile l’intelligence à une mesure matérielle, suffit pour laisser deviner d’après quels principes les intelligences seraient classées, et quels genres de services seraient principalement estimés. Chacun serait coté évidemment d’après ses œuvres matérielles, palpables ; quant aux services indirects, — les plus nombreux et les seuls profitables que l’homme rende à l’homme, — ils resteraient sans récompense. Ainsi, lorsque quelqu’un de ces rêveurs sur lesquels M. Enfantin verse à flots son inoffensive ironie, M. Jean Reynaud par exemple, se présentera pour être classé devant le grand-lama, et que celui-ci lui demandera : Où sont tes œuvres ? que pourra-t-il répondre ? J’ai rêvé tout le jour aux âmes bienheureuses qui habitent les étoiles, et ce songe a été pour moi une grande consolation et un grand espoir. Je ne demande pas mieux que de le continuer, si vous voulez m’en donner les moyens. — Ah ! vraiment lui répondra-t-on, tu quittes la terre où l’on travaille (sic), pour aller flâner (sic) en rêvant dans les étoiles. Demande ta nourriture aux habitans de Sirius, qui sont pour toi, à ce qu’il paraît, une compagnie supérieure aux habitans de la terre[1]. À M. Leroux, qui « tourne comme un écureuil dans le circulus, » M. Enfantin dira : « Vous avez un joli talent, il ne s’agit que de l’utiliser d’une manière pratique ; pourquoi ne feriez-vous pas tourner la broche dans les cuisines de nos excellences les capacités industrielles ? » Voilà donc à quel régime seraient soumises les capacités dans la société Enfantin et compagnie ! Enfin, que vous dirai-je ? la haine de cet homme contre l’intelligence va si loin, qu’il décerne le titre de poète à M. Méry,

  1. M. Jean Reynaud a le bonheur d’être riche, à ce qu’il paraît ; mais selon M. Enfantin, ni sa capacité, ni ses services ne mériteraient cette rémunération, et il le fait assez durement sentir en passant par la petite phrase suivante : « Reynaud, dégoûté de la terre, je ne sais pourquoi, car il est du nombre des privilégiés pour qui la terre travaille et auxquels elle donne un grain qu’ils n’ont pas semé….. »