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qui pendant deux cents mortelles pages prend soin de vous avertir que vous avez affaire à une personnalité bien tranchée, et vous crie aux oreilles : Moi! moi! Prosper Enfantin, successeur de saint Paul, de Constantin et de Clovis !

Pour découvrir cet orgueil, on n’a pas besoin de lire le livre, ni même de le parcourir; il suffit d’en considérer le format et de jeter les yeux sur le titre. On n’a pas été chef d’une religion pour se faire éditer comme tout le monde ; dans ce cas, il faut avant tout tracer une forte ligne de démarcation entre son individu et le commun des mortels, ces mortels s’appelassent-ils Shakspeare, Descartes et Goethe. Les pensées de M. Enfantin devaient nécessairement se présenter au public sous un format particulier; mais quel format? L’in-folio est fait pour les pédans, laborieux collecteurs de chartes et de documens, l’in-4° pour les érudits et les savans, l’in-8° et l’in-12 pour les publications populaires et les écrivains qui n’ont pas un caractère sacerdotal. M. Enfantin, qui n’est ni pédant, ni érudit, ni écrivain, sait trop ce qu’il doit à sa dignité pour se laisser confondre avec dételles espèces! Il a donc inventé un format particulier qui a quelque chose d’imposant, de sacerdotal, de dogmatique, et qui a l’air de vous dire : Prenez et lisez avec respect; ici est enterrée l’âme de Prosper Enfantin. Requiescat in pace. J’imagine que les feuilles sibyllines que la prophétique vieille brûla jadis devant Tarquin devaient avoir à peu près ce format majestueux, prétentieux et pesant, qui est en parfait accord d’ailleurs avec le livre. Si le format est prétentieux, le titre est ambitieux : Science de l’homme, Physiologie religieuse. Eh quoi! M. Enfantin va nous révéler la science de l’homme, cette science à laquelle l’humanité travaille depuis qu’elle fut chassée de l’Éden, et dont les plus puissans esprits n’ont pu écrire que quelques feuillets! Quoi! nous allons savoir la vérité tout entière sur l’homme physique et sur l’homme moral, sur les relations de la matière et de l’esprit, sur la morale et ses lois, sur l’âme et ses destinées! M. Enfantin est donc à la fois historien, philosophe, médecin? N’en doutez pas: les historiens, les philosophes, les médecins sont des spécialistes ; M. Enfantin est un harmoniste. Il est venu dans le monde non pas pour apporter, le doute, mais la certitude, non pas pour étudier, mais pour révéler. La couverture de ce livre est disposée d’une manière symbolique : le nom de M. Enfantin ne suit pas tout bonnement le titre; non pas, il en est séparé comme le révélateur de la chose révélée. Son glorieux nom domine en haut de la page, à côté de celui de Saint-Simon, écrit en petites capitales qui lui donnent je ne sais quoi de lointain et de mystérieux, comme le nom de Jéhovah écrit en caractères symboliques par-delà les nuées. Au-dessous