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peut-être sa volonté! C’est un phénomène qui ne s’est point vu dans le monde depuis Ignace de Loyola. Il y a là une force incontestable qu’on ne peut méconnaître. J’acceptais avec résistance et déplaisir, je l’avoue, cette supériorité, car de toutes les doctrines modernes, le saint-simonisme me semble la plus redoutable, celle dont l’influence peut avoir les plus funestes résultats. J’avais donc pour M. Enfantin, je le lui avouerai franchement, une sorte d’animosité respectueuse, ou, s’il l’aime mieux, de haineuse admiration. Si l’on m’eût interrogé sur son compte, je ne l’aurais peut-être pas traité de grande intelligence; mais j’aurais avoué en rechignant qu’il était dans ma pensée un des esprits les plus ingénieux et les plus brillans de notre époque. Je viens de lire son testament. Tout mon respect s’est évanoui, toute mon animosité est tombée. De cet ingénieux, de ce brillant, de cet éloquent Enfantin, que reste-t-il? Un utopiste à l’esprit retors, professant la métaphysique d’un homme heureux, et qui, préoccupé de fortifier son cervelet et de ménager son cerveau, digère bien et pense peu.

S’il n’exerce plus la profession de prophète, ce n’est pas cependant la bonne volonté qui lui manque. L’orgueil existe toujours en lui, l’insupportable orgueil de l’esprit de domination, d’autant plus désagréable à contempler ici qu’on cherche en vain par quelles grandes qualités il est justifié. L’âge n’a pas refroidi son ardeur de prosélytisme, et on distingue que, s’il le pouvait, il aimerait encore à prêcher ses légions de lévites soumis, qui l’entoureraient de leur affection et l’appelleraient mon père avec une soumission filiale. A cet âge de soixante-trois ans, l’apostolat le démange encore. C’est à ce prurit prophétique et à nulle autre cause que nous devons ce livre baroque que nous n’aurions pu lire sans un perpétuel bâillement, si cet orgueil étrange n’avait tenu en éveil notre curiosité psychologique. Nous ne nous emporterons pas bien vivement contre cet orgueil, car il est l’intérêt vivant, moral, humain après tout, de ce livre, où, sous des apparences d’ordre et de méthode, tout est à l’état de brouillard et de chaos. Les idées y vagissent, ou, pour mieux dire, y bredouillent, et ce bredouillement lui-même est si indistinct, qu’on ne sait si ce sont les prières d’idées qui demandent à naître ou les plaintes d’idées mortes déjà. On dirait les limbes du poète :

Continuo auditæ voces, vagitus et ingens,
Infantumque animas flentes in limine primo.


On finirait en vérité par s’endormir au bruit de ce bourdonnement, qui rappelle le murmure mélodieux des mouches pendant l’été, s’il n’était dominé par une voix sèche comme le bruit de la crécelle,