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d’admettre un tiers dans notre intimité. Nous rencontrions rarement le gentilhomme anglais dans nos promenades. Ainsi que ses compatriotes, il aimait à gravir les montagnes les plus escarpées. Tantôt il s’enfonçait dans la chaîne des Alpes vaudoises, tantôt ; franchissant le lac, même par les plus mauvais temps, il pénétrait dans les montagnes de la Savoie. Souvent même, fatigué d’excursions qui lui semblaient trop faciles, il allait dans le Valais, qui touche au pays de Vaud, avec son fidèle et intrépide James, entreprendre des chasses plus ou moins périlleuses. Son existence était un mouvement perpétuel, sans que la culture de son intelligence souffrît le moins du monde de cette prodigieuse activité. Il passait une partie de ses nuits à lire et n’entreprenait pas une course sans emporter avec lui quelque ouvrage nouveau. Cette vie essentiellement active lui laissant peu de loisirs, nous étions les seules personnes du pays qu’il eût visitées depuis son arrivée dans le canton de Vaud. Toutes les fois qu’il venait chez Mme de Haltingen, il s’informait avec la sollicitude la plus touchante de la santé d’Éléonora. Il suffisait que celle-ci laissât entrevoir un désir pour qu’il fût aussitôt réalisé.

Éléonora n’avait pas deviné à Dresde les sentimens qu’elle avait inspirés au chevaleresque gentilhomme. Elle le regardait comme un ami dévoué ; mais elle se figurait qu’il avait renoncé au mariage pour se livrer sans contrainte à l’étude et à la politique. Un jour que lord Edward était venu passer la soirée chez Mme de Haltingen, cette illusion se dissipa complètement. La conversation s’était engagée sur les écrits de Mme de Staël, qui était Vaudoise par sa mère, Mlle Curchod, fille d’un ministre de ce canton. Un professeur de l’université de Freyburg, compatriote de Mme de Haltingen, se déclara l’adversaire de l’auteur de Corinne, et lui refusa toute sensibilité. Edward prit sans répondre un volume de l’Allemagne, et se mit à lire avec animation le pathétique chapitre : De l’Amour dans le Mariage. Arrivé à ces mots « deux amis du même âge, » sa voix s’altéra, quelques larmes brillèrent dans ses yeux, et il eut beaucoup de peine à maîtriser son émotion. — Mylord, lui dis-je en le quittant, vous avez trop oublié ces beaux vers de Bérénice :

De peur qu’en la voyant quelque trouble indiscret
Ne fasse avec mes pleurs échapper mon secret.

Après cet incident, si contraire aux habitudes du fier gentilhomme, je me crus d’autant moins obligée à une discrétion exagérée que j’avais toujours considéré comme un aveuglement fatal l’attachement de Mlle de Haltingen pour le prince Adalbert. Lord Edward m’avait semblé, au contraire, l’homme le plus capable d’assurer le