Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/688

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans le marchander le sacrifice de sa fortune, et sur les quinze années de la restauration il en a passé onze dans l’opposition contre le gouvernement royal. Lorsque Louis XVIII cherchait à s’appuyer sur les ministres les plus modérés, il ne vit de salut que dans le triomphe exclusif de l’extrême droite; lorsque Charles X eut donné raison à ses anciennes sympathies, il fit cause commune avec le centre et ne dédaigna même pas d’étendre plus loin ses alliances. Quoiqu’il eût des opinions très positives et un système très arrêté sur les questions les plus importantes qui divisaient les partis, sa nature impétueuse voulut qu’il travaillât le plus souvent contre ses principes, et l’âge même n’atténua pas ce défaut de jeunesse; il fut toute sa vie un homme de premier mouvement, incapable de s’assujettir à un plan de conduite mûrement étudié ni de résister à sa fantaisie en prenant la peine d’en calculer les funestes suites.

Il serait cependant injuste de dire qu’il n’a rien laissé derrière lui : les inconséquences de l’homme de parti n’ont pu effacer tout le mérite des généreux enseignemens du publiciste, et on n’exagère pas la gloire de Chateaubriand en disant que ses services l’emportent encore sur ses fautes. La monarchie dont il avait préparé le rétablissement a succombé, les institutions dans lesquelles il avait mis sa foi n’ont pu rester debout sur le sol mouvant de notre patrie; mais la lumière qu’elles ont répandue sur notre pays et sur le monde n’a pu s’éclipser avec le foyer où elle s’entretenait. Malgré tant de catastrophes inattendues, malgré tant de défaillances apparentes de l’opinion, on ne peut se résoudre à croire que la France retourne jamais, d’un pas rétrograde, jusqu’à l’état de prostration où elle se trouvait au commencement de notre siècle, et l’écrivain de génie qui a lutté avec succès contre les désordres de l’esprit révolutionnaire méritera toujours que l’histoire lui réserve une de ses places d’élite. Il n’obtiendra pas une moindre gloire pour avoir animé l’esprit public, vivifié la littérature, donné l’élan à la délivrance des peuples chrétiens de l’Orient, enseigné les règles de liberté constitutionnelle qui régissent aujourd’hui une partie des états de l’Europe, et semé dans nos mœurs elles-mêmes des principes de droit public et privé qui peuvent être ébranlés par de redoutables secousses, mais qui, nous en avons la confiance, ne seront jamais entièrement déracinés. C’est en faisant valoir tous ces titres d’honneur dans un livre supérieur à nos éloges que M. Villemain a pu considérer Chateaubriand comme un des maîtres de la tribune moderne, comme un des fondateurs de cette puissance de la discussion, qui a déjà préparé et qui peut encore assurer dans l’avenir tant de légitimes progrès.


AMEDEE LEFEVRE PORTALIS.