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à irriguer dans le bassin du Rhône, une plus-value annuelle de 40 millions. Ces irrigations, en permettant l’établissement de prairies artificielles dans les plaines aujourd’hui brûlées de la Provence et du Languedoc, compenseraient amplement, par l’abondance des fourrages qu’elles fourniraient, la privation des ressources que les troupeaux transhumans trouvaient dans la montagne, et faciliteraient sans doute, au grand avantage de ces contrées, la substitution, dans leur économie rurale, de la race bovine à la race ovine.

On peut se convaincre par là combien sont chimériques les craintes de ceux qui reprochent aux partisans du reboisement de vouloir restreindre l’étendue des terres arables, et diminuer par suite l’importance de la production. Ces alarmistes oublient trop que l’abondance dépend beaucoup plus de l’excellence de la culture que de l’étendue des terrains cultivés, et que, pour amener le pays à son maximum de production, il faut non-seulement affecter chacune de ses parties à la destination qui lui convient le mieux, mais encore à celle qui concourt le plus à la prospérité générale. C’est la division du travail appliquée à l’élaboration des produits agricoles. Aux plaines fertiles, aux vallées humides, le blé et les prairies ; aux crêtes dénudées, aux pentes stériles, les forêts.

On voit ainsi que la question du reboisement, envisagée en elle-même, et sans tenir compte des produits ligneux qu’en retirera la consommation, est intimement liée à celles de l’irrigation, de l’élève du bétail, des progrès agricoles, et qu’une heureuse solution obtenue sur un point peut en provoquer de non moins heureuses sur beaucoup d’autres[1]. L’importance de cette question n’a pas été méconnue par l’opinion publique, car elle l’a vivement préoccupée dans les rares momens de trêve que lui laissaient nos luttes politiques, et c’est une de celles que soulèvent encore le plus fréquemment les conseils-généraux. La science a fait son œuvre : elle a observé, décrit, expliqué les phénomènes ; c’est maintenant à la pratique de faire servir les résultats acquis par la science aux intérêts du plus grand nombre. Ici commence la tâche de l’état. L’état, nous l’avons vu, peut seul mener à bien une pareille entreprise. Espérons qu’il comprendra la nécessité d’agir, et de hâter ainsi le jour où l’augmentation de bien-être promise à la nation par un reboisement bien dirigé de notre territoire lui serait enfin assurée.


J. Clavé.
  1. Dans une note intéressante destinée à l’Académie des Sciences, M. Babinet n’hésite pas à attribuer au reboisement et aux irrigations la plus heureuse influence sur la prospérité du pays. « Pour ajouter, dit-il, à son empire vingt millions de Français, avec la paix et la science, et sous un gouvernement soucieux du bien public, la France n’a qu’à se conquérir elle-même. »