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tivement l’un des plus vastes établissemens de la ville, ne nourrissait en moyenne pas moins de trois mille personnes, disciples volontaires de la plus scrupuleuse tempérance. Les journaux de San-Francisco ont fait connaître le détail des comptes de M. W..., et les chiffres en sont assez curieux pour être reproduits en partie. Ainsi la note du boucher était de 40,000 francs par mois, celle du laitier de 12,000; les achats d’œufs variaient de 10 à 20 et même 25,000 fr., ceux de farine de 8 à 10,000; le sucre montait à 25,000 francs, les pommes de terre au même prix, etc. L’eau avait d’abord coûté plus de 1,000 francs par mois, jusqu’à ce que M. W... se fût donné le luxe d’un puits artésien. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque où se publiait cette instructive statistique, les prix des denrées alimentaires étaient tombés à des limites à peu près normales. J’ajoute à regret que ce beau triomphe avait coûté à M. W... jusqu’à 8,000 francs d’annonces mensuelles; en Californie comme ailleurs, toutes les vertus, même la tempérance, ont par malheur besoin de publicité pour réussir.


II.

On sait déjà combien l’édilité saint-franciscaine était sans action et dépourvue de toute initiative vis-à-vis de ses turbulens administrés. On vient de voir de même la Californie se donner une constitution en quelque sorte par amour de l’art, et à peu près comme nous garnissons parfois nos appartemens de meubles inutiles, mais imposés par l’usage. Il est temps qu’après avoir dit quels gouvernemens n’avait pas la nouvelle société que nous étudions, nous fassions connaître celui auquel elle avait recours presque forcément. « Treize provinces s’unirent un jour, dit un des écrivains les plus originaux des États-Unis, Edgar Poë, et résolurent de donner, en s’affranchissant, un exemple mémorable au reste de l’humanité. Pendant quelque temps, tout fonctionna assez bien, à cette exception près que leur vantardise dépassait toutes les bornes; pourtant cet essai fut loin d’avoir le dénoûment que l’on attendait, et les treize états, plus quinze ou vingt autres, finirent par tomber en proie au despotisme le plus odieux et le plus insupportable qui se pût imaginer. — Je demandai quel tyran avait ainsi usurpé le pouvoir. — Autant que mon interlocuteur put se le rappeler, son nom était Mob (populace). » L’humeur satirique de Poë met ici à nu l’une des plaies les plus réelles de l’Union; la liberté est sans nul doute une bonne et excellente chose, en pratique comme en théorie, mais il s’en faut que l’application de ses doctrines ait toujours conduit les Américains au régime de l’âge d’or. L’histoire du véritable gouver-