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de Montreux. Un sentier tracé dans les vignes nous conduisait vers la grotte que la terrasse surmonte. Ce sentier étant impraticable aux voitures et fort incommode aux crinolines, nous n’y trouvions ni poussière, ni misses efflanquées aux voiles bleus, ni touristes aux airs vainqueurs, ni marmots tapageurs, toutes choses qui gâtent les plus délicieux paysages. Nous pouvions à notre aise admirer la luxuriante végétation de la vigne, les grappes naissantes, les feuilles flexibles et luisantes du maïs, qui grandit au milieu des vignobles. Les vignes rappelaient à Éléonora les coteaux du Rhin, le maïs me faisait penser aux plaines fertiles de la t’era romanesca, les plus riches de l’Europe, terre inépuisable qui étale le long des Karpathes les trésors que tant de fois d’impitoyables vainqueurs ont foulés aux pieds. Nous admirions le magnifique spectacle qui se déployait sous nos yeux, tout en cueillant des bouquets de silène, qui formaient de grosses touffes roses dans les vieux murs destinés à soutenir les vignes. Ces murs servent de retraite à une multitude d’agiles lézards qui s’y endorment l’hiver, et dont la physionomie intelligente et l’infatigable curiosité faisaient notre joie. Dès que nous passions à peu de distance de leur retraite, on les voyait sortir de leur trou, dresser la tête, la tourner vivement, tantôt à droite, tantôt à gauche, écarquiller leurs yeux brillans, et ne s’éloigner que lorsque résonnait sur le sentier l’épaisse chaussure dont se servent les Vaudoises, car on dit que leur oreille musicale n’aime que les bruits harmonieux. Cette curiosité doit coûter cher aux pauvres petits sauriens. Les balbuzards qui tournoyaient dans l’azur au-dessus de nos têtes ne semblaient nullement indifférens à leurs mouvemens. Aussi en trouvions-nous à chaque instant qui portaient les traces d’une existence fort difficile à préserver. Aux uns il manquait une patte, aux autres la queue. Enfin quelques-uns, couverts de poussière, la peau terne et le regard éteint, s’enfuyaient précipitamment pour laisser le sentier libre à des frères dont le vêtement doré et brillant faisait contraste avec leur air de misère et de souffrance, tant l’infortune modifie profondément le caractère le plus sociable. Éléonora me faisait remarquer avec quelque dédain ce qu’elle nommait la « plèbe des lézards, » et je ne pouvais m’empêcher de sourire du soin qu’elle mettait à créer partout des classes, en digne fille de l’Allemagne. Les papillons donnaient lieu à des observations analogues. Elle avait peu de bienveillance pour les tortues et pour les vulcains, malgré leur incontestable beauté ; les paons de jour, qui sont nombreux sur ces coteaux, avaient toutes ses préférences. Elle ne se lassait pas d’admirer le velours de leurs ailes ni ces beaux grands yeux dont elles sont marquées, et auxquels ces charmans insectes doivent leur nom.