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de poudre d’or, dont le poids seul était vérifié. Le banquier tenait sans sourciller ces formidables sommes, et les payait sur l’heure en cas de perte. Laissons de côté pourtant ces enjeux exceptionnels et ne considérons que ce qui se passait chaque soir à l’El Dorado par exemple : en y supposant une moyenne de six heures de jeu par jour et trente joueurs se renouvelant d’heure en heure à chacune des douze tables de chaque étage, on aura pour les trois étages dans la soirée un personnel de plus de 6,000 personnes, dont chacune n’avait pas hasardé moins de trois ou quatre dollars, ce qui donnait en somme près de 100,000 francs jetés chaque nuit sur les tapis de ce seul établissement. Cette évaluation est certainement bien au-dessous de la vérité, et si l’on réfléchit que l’El Dorado ne représentait peut-être pas la dixième partie du jeu total de San-Francisco, on comprendra combien le gouvernement de Californie a sagement agi en fermant enfin, au moins officiellement, ces maisons où s’alimentaient les passions les plus violentes de la population.

Le revolver y était en effet l’arbitre suprême de tous les différends, et bien qu’en dernier lieu on ne le vît plus qu’exceptionnellement figurer à la droite du banquier, son intervention n’en était pas moins admise. Comment en eût-il été autrement, alors que dans les rues ce redoutable auxiliaire s’immisçait à chaque instant dans les disputes, ou même, qui plus est, apportait souvent à une simple discussion le poids de ses irrésistibles argumens[1]? Suspendu à la ceinture, il faisait pour ainsi dire partie de l’habillement, heureux quand cet arsenal portatif n’était pas complété par le dangereux couteau-poignard ou bowie-knife, également familier au Yankee. Avec de semblables mœurs, le duel devenait presque une sauvegarde : dans les nombreuses rencontres auxquelles il assurait du moins des garanties de régularité, l’arme la plus employée était naturellement le revolver ; les adversaires, placés des à dos, s’éloignaient chacun de cinq pas, se retournaient, et faisaient feu jusqu’à ce que l’un des deux fût atteint, ou que les douze coups fussent déchargés. La longue carabine ou rifle se substituait parfois au pistolet, ainsi que l’épée. S’agissait-il d’une rencontre entre deux personnages connus, deux «caractères,» comme disent les Anglais, l’heure et le lieu étaient annoncés d’avance par la voie des journaux, toutes les connaissances étaient invitées à y assister, et le drame se dénouait en présence de centaines ou même de milliers de spectateurs. L’emplacement favori était près de l’ancien village de la Mission, à quelques milles de San-Francisco, et l’arène devenait alors

  1. Deux Américains causaient un soir dans leur chambre. Une discussion s’élève, s’échauffe, les revolvers paraissent, et une balle va, à travers une mince cloison de bois, atteindre dans l’appartement voisin un Allemand paisiblement endormi dans son lit. Il serait trop facile de multiplier ces exemples.