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mœurs sauvages, lorsqu’après le bouillonnement des premières années, un calme comparatif lui permit d’entreprendre cette véritable œuvre de civilisation, et de donner à San-Francisco la physionomie moins curieuse peut-être, mais à coup sûr plus rassurante, qu’on lui voit aujourd’hui.

La femme, à l’époque dont nous parlons, était en quelque sorte absente de la société californienne, car on ne peut donner le nom de femmes au millier de malheureuses qui de tous les points du globe étaient venues dans le nouvel Eldorado vivre d’une industrie honteuse. L’isolement, le manque de tout lien, de toute affection, le besoin d’émotions fortes surtout, jetaient donc l’émigrant comme une proie au démon du jeu. Les tapis verts de San-Francisco sont restés célèbres, et à juste titre, car je doute qu’en aucun lieu et en aucun temps le jeu ait été l’objet d’un entraînement aussi effréné, aussi universel qu’il le fut dans cette étrange ville, de 1849 jusqu’en 1855, date de la suppression officielle. L’apogée fut au début; hôtels, tavernes, restaurans, cafés, tout alors était maison de jeu, et peut-être, si l’on eût un soir fait le recensement de cette population déjà nombreuse, aurait-on eu peine à y trouver dix personnes résistant volontairement à la tentation. Que devenir, après l’heure des affaires, dans cette informe ébauche de cité où nul intérieur, nul cercle de famille paisible ne se voyait encore, où chacun redoutait instinctivement la solitude et s’étourdissait pour fuir la réflexion? Où chercher, si ce n’est dans les maisons de jeu, un refuge contre les torrens de pluie qui traversaient impitoyablement vos murs de toile, et convertissaient en une baignoire glaciale le lit banal du caravansérail où vous aviez trouvé place pour la nuit? Ainsi, devenu tout à la fois un plaisir impérieux et une demi-solution aux difficultés matérielles de l’existence, le jeu ne tarda pas à voir ses temples agrandis prendre des proportions monumentales, en rapport avec la foule dont ils étaient incessamment inondés. Chaque maison avait son nom, Eurêka, Adelphi, Polka, El Dorado, etc. Je me souviendrai longtemps de l’impression que cette dernière produisit sur moi le premier soir où je mis pied à terre sur le sol californien. A l’angle de la place principale de la ville s’élevait un vaste édifice à trois étages, dont au milieu d’une nuit sombre les trente fenêtres rayonnaient de tout l’éclat d’une ardente illumination intérieure; les cuivres bruyans d’une musique de carrefour envoyaient au loin les périodiques bouffées d’une harmonie douteuse, et derrière les vitres sans rideaux s’agitaient les confuses silhouettes d’une foule en mouvement, tandis que par les portes entrait et sortait un continuel courant de joueurs, assez semblable aux processions qui marquent l’orifice d’une fourmilière. Je pénétrai dans ce pandœmonium, immense salle oc-