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de voir, dans des familles allemandes récemment naturalisées à Genève, les fils ne conserver aucune trace de leur origine étrangère, ordinairement si tenace, ni dans leur langage, ni dans leurs habitudes, ni dans les tendances de leur esprit : le milieu genevois a tout absorbé. Un peuple qui, durant plusieurs siècles, s’assimile ainsi des élémens de toute nation sans rien perdre de son caractère original est naturellement enclin à l’orgueil. Chez lui, le sentiment de la nationalité présente je ne sais quoi d’individuel qui ne se rencontre guère dans un autre pays. Il s’identifie beaucoup plus avec les institutions de son pays, et porte dans tout ce qui les concerne une ardeur passionnée, que n’arrêtent le plus souvent ni les sacrifices, ni la crainte de compromettre son avenir.

Le Genevois d’ailleurs, fier de sa vieille indépendance, fut toujours peu soumis aux nécessités du gouvernement même le plus bénévole. Il délègue avec peine sa part de souveraineté, se montre jaloux de l’usage qu’on en fait, soumet ses mandataires à une impitoyable surveillance. Ce n’est pas lui qui démentira l’ingratitude proverbiale des républiques. Ses magistrats doivent se résigner à ne recueillir d’autre témoignage que celui de leur propre conscience; car, tant qu’ils sont en charge, on les suspecte, et dès qu’ils en sortent, on les oublie. Pour conduire une population pareille, qui joint à ces travers beaucoup d’intelligence, de l’esprit, du courage, de la générosité, il faut certainement des hommes habiles. Genève en avait eu quelques-uns depuis sa restauration. Autour de ceux que j’ai déjà nommés comme ayant pris en 1813 la courageuse initiative du rétablissement de la république s’était groupée une élite remarquable par ses lumières ainsi que par un zèle dévoué. Genève y trouva des magistrats dignes à tous égards de la confiance publique, des administrateurs intègres et des légistes éminens. Grâce à leurs efforts, elle était entrée dans la voie du progrès sage et régulier; mais à mesure que la mort vint éclaircir les rangs de ces citoyens formés à l’école de l’expérience, on s’aperçut des effets du bien-être sur l’éducation; il fut bientôt impossible d’envisager l’avenir sans inquiétude. Les caractères fortement trempés devenaient de plus en plus rares, surtout chez la jeune aristocratie, qui se montrait en général peu disposée à suivre l’exemple de ses prédécesseurs. Quoique dirigé d’une manière non moins libérale que prudente par le syndic Rigaud, dont la haute influence réussit pendant plus de dix années à dominer les partis, le gouvernement perdit rapidement sa force et son prestige. Il se trouva réduit aux vaines illusions du régime paternel, précisément en 1830, à l’époque où commençait en Europe une nouvelle période d’agitation.

Tandis que la classe riche paraissait ne plus attacher la même