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d’Angleterre. Au temps de Charles Ier, il eût combattu avec lord Thomas Fairfax contre la royauté, qui visait à devenir absolue ; sous Cromwell, il eût, comme lui, repoussé la dictature de mylord protecteur. Il détestait instinctivement tout régime arbitraire, quelle que fût la couleur du drapeau. Porté à croire que tout gentilhomme devait penser comme lui, il ne comprenait pas l’antipathie que la noblesse avait inspirée aux Français de 1789, l’aristocratie lui paraissant la protectrice naturelle des libertés de la nation. Peu capable de distinctions et de recherches érudites, il s’imaginait assez naïvement que la cour de Louis XVI était peuplée d’hommes qui lui ressemblaient. Aucune intelligence n’était moins apte à comprendre le génie spontané de la vieille Gaule, exposée à toutes les défaillances, mais capable de toutes les grandeurs. Un peuple qui a produit dans le même siècle les roués de la régence, les Marceau, les Hoche et les Desaix, sera toujours pour un véritable Allemand le plus étonnant des prodiges.

La baronne de Haltingen ne se préoccupait d’aucune des théories qu’elle entendait souvent exposer à son mari. La loyauté, l’indépendance, la générosité cordiale du baron, avaient exercé sur elle une telle influence qu’elle s’était, après son mariage, habituée à le considérer comme une espèce d’incarnation de la justice et de la raison. Elle trouvait en lui la règle de toutes ses actions et de toutes ses pensées, et elle avait inspiré à Eléonora l’espèce de culte qu’elle pratiquait elle-même. La jeune fille avait entendu dès l’enfance parler avec tant d’enthousiasme des vertus de son père, qu’elle le regardait comme l’idéal auquel elle devait s’efforcer d’atteindre. Mme de Haltingen n’avait jamais songé à expliquer à sa fille que la perfection doit avoir dans la femme un autre caractère que dans l’homme. Il en résulta que le stoïcisme chrétien du baron, — stoïcisme qu’il regardait comme le simple accomplissement des devoirs d’un gentilhomme, — devint la règle rigoureuse à laquelle Éléonora conforma toutes ses pensées et tous ses actes. Comme il est impossible de vivre dans l’Allemagne du nord sans acquérir quelques notions de la philosophie de Kant, je lui disais quelquefois en plaisantant qu’elle serait toute sa vie une esclave dévouée de « l’impératif catégorique. » Aussi était-elle incapable de comprendre par quels artifices le vulgaire trouve le secret d’endormir les réclamations les plus impérieuses de la conscience. Tout faisait prévoir que la misanthropie prendrait un jour la place de ces illusions, car le plus souvent les misanthropes incurables ont commencé par être convaincus que l’homme est essentiellement bon. Le jour où ils le voient tel qu’il est, c’est-à-dire comme un être imparfait que se disputent les penchans les plus opposés, ils prennent pour lui une antipathie