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lieu les terrains et les watet-lots ; en vain les ventes se succédaient, les prix montaient, chacun s’enrichissait, surtout les agens de la cité : San-Francisco n’en restait pas moins éternellement endetté. Aussi sa propriété immobilière, qui eût dû être d’une valeur presque sans bornes et faire de cette ville l’une des plus opulentes du globe, cette propriété n’était-elle plus évaluée qu’à 150 millions dès le mois de juillet 1853. Ces dilapidations n’empêchaient pas les impôts de s’élever à un taux tellement disproportionné, que chaque habitant, homme, femme ou enfant, payait moyennement en contributions annuelles une somme de près de 240 francs. Quant au budget des dépenses de la ville, bien qu’il fût d’environ 10 millions, une faible partie en était réellement consacrée aux travaux publics. Enfin les douanes donnaient également lieu à des exactions sans nombre, dont profitaient sans scrupules tous les intermédiaires administratifs.

Grâce à cette abondante pêche en eau trouble, les fonctions de l’édilité saint-franciscaine étaient fort recherchées, et ceux qui les possédaient ne s’en démettaient pas facilement. C’est ainsi que l’on vit deux administrations rivales subsister simultanément pendant plusieurs mois, l’ancienne s’obstinant à ne pas vouloir céder la place, et la nouvelle essayant en vain de s’en emparer d’assaut, invoquant même à plusieurs reprises l’intervention des tribunaux. Le choix pur et simple de la foule disposait souverainement de ces positions enviées, et les luttes électorales étaient d’une vivacité qui amenait fréquemment des batailles rangées, où la victoire demeurait aux poings les plus formidables. Il s’agissait une fois de l’importante élection triennale d’un shérif ; trois concurrens étaient en présence, le colonel T…, le colonel B… et le colonel H… Disons en passant que cette triple candidature militaire, n’avait rien d’inusité. On sait la passion des Américains pour ces dénominations d’un grade justifié le plus souvent par la seule fantaisie du porteur[1] ; ce travers innocemment belliqueux est poussé plus loin en Californie que dans aucun des états de l’ouest, et nul ne s’étonnait d’y voir la position toute civile de shérif convoitée par trois colonels. Le premier était le candidat conservateur, et fut par cela même écarté tout d’abord. Le second, connu surtout par son assiduité au tapis vert de toutes les maisons de jeu, était de plus propriétaire d’un des principaux hôtels de la ville. C’était là un puissant moyen de propagande : son restaurant, transformé en table ouverte et distribuant libéralement les brûlantes liqueurs chères au Yankee, devint

  1. C’est à ce sujet que mistress Trollope, ne se voyant entourée dans son voyage que de capitaines et de colonels, et n’apercevant en même temps que peu de traces des quelques milliers d’hommes qui composent toute l’armée de l’Union, demandait avec surprise ce qu’étaient devenus les soldats.