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cheminées d’usines qui se dessinent aux limites de la cité ; partout la vie et le mouvement. On croit voir l’œuvre de plusieurs générations. C’est qu’en effet San-Francisco était dès lors définitivement hors de page ; l’activité du Yankee avait centuplé l’impulsion qu’avait produite la récolte de l’or, et malgré l’absence de toute direction, malgré les continuels soucis d’une spéculation effrénée qui bouleversait toutes les fortunes, une ville de soixante mille âmes était sortie de terre comme au coup de baguette d’une fée. L’aspect de la rade n’avait pas été moins complètement changé dans ces cinq ans : ce n’étaient plus ces blocs de navires abandonnés et pourrissant sur leurs ancres, mais le panorama animé d’une constante succession de vaisseaux entrant ou sortant. L’importation, qui en 1849 n’avait été que de 172,000 tonneaux, montait à 500,000 en 1853 ; la puissante compagnie des Indes n’en importait pas autant dans cette même année à Londres et à Liverpool. En 1854, ce tonnage doublait encore et atteignait presque un million ; mais le port était désormais en mesure de faire face à tout. Ne pouvant avoir immédiatement ni la belle et complexe organisation commerciale dont nous admirons les résultats chez les deux reines maritimes de l’Angleterre, ni ces docks immenses où viennent se concentrer les richesses d’une nation, il offrait à la foule toujours croissante des navires un développement de quais de plus de 4,000 mètres, où même les gigantesques clippers de 3,000 tonneaux et plus venaient s’amarrer par 15 et 20 mètres d’eau. Ces wharves, ces quais, si rapidement créés, n’étaient pas la moindre merveille de San-Francisco : devant l’emplacement actuel de la ville s’étendait un vaste banc, recouvert de trop peu d’eau pour permettre aux bâtimens d’accoster aussi près que l’exigeait le service des marchandises. Dans un port quelconque de l’Amérique espagnole, cette incommode ceinture eût éternellement opposé son obstacle au commerce. La supprimer purement et simplement ne pouvait être cependant que d’une exécution difficile, lente par-dessus tout : le Yankee a tranché la question en construisant sa ville sur le banc même, et en la prolongeant jusqu’à une enceinte de quais d’un accès facile aux vaisseaux les plus considérables. C’est la véritable réalisation de la légende de Mahomet et de la montagne : arrivée au bord de la plage, la ville s’est mise à l’eau pour venir trouver les navires qui ne pouvaient arriver jusqu’à elle. Il en est résulté pour cette portion de San-Francisco une physionomie singulière ;