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en 1854, dans un de ces banquets semi-officiels si chers aux Américains, un convive étranger vit saluer d’acclamations enthousiastes son toast à l’enfant de cinq ans, to the baby of five years old. C’est, on en conviendra, un singulier baby que cette puissante reine du Pacifique, étalant si fièrement sa carrure monumentale sur un vaste amphithéâtre de collines, et déroulant aux flottes qu’elle alimente l’interminable succession de ses quais, où s’agite une des populations les plus affairées qui existent ; mais les Californiens sont fiers de leur enfant, et c’est avec raison que, sur leurs armes, ils ont pris pour symbole du nouvel état qu’ils venaient de créer Minerve venant au monde dans toute sa force, le casque en tête et la lance au poing. Bien des personnes ne voudront voir dans cette cité miraculeusement improvisée qu’une confuse agglomération de vingt nationalités différentes, dont elles grossiront volontiers la part d’action, afin de diminuer d’autant le mérite de l’acteur principal. Rien n’est plus injuste ; malgré l’originale complexité de la physionomie de San-Francisco, et bien que la moitié des habitans soient Allemands, Français, Espagnols ou Chinois, le résultat pourtant y est assez profondément américain pour que l’on doive laisser de côté tout amour-propre national, car ce n’est, il faut le reconnaître, ni notre activité sans suite, ni le labeur patient des blonds enfans de la Germanie, non plus que les traditions coloniales de l’Espagne, qui eussent jamais réalisé dans le même temps la dixième partie de cette immense prospérité matérielle.

Jusqu’en 1846, San-Francisco ne fut connu que comme le siège d’une mission secondaire, et le seul village qui s’y fût formé, à peu près sur l’emplacement de la ville actuelle, représentait à peine une population de deux cents âmes ; encore ce chiffre ne s’expliquait-il que par l’établissement d’un poste appartenant à la compagnie de la baie d’Hudson. À peine les Américains eurent-ils implanté en Californie leur bannière étoilée que tout changea de face ; séduits par les admirables avantages naturels de cette position, ils y affluèrent si promptement qu’en moins d’un an le nombre des maisons doubla, la population fut sextuplée, et des trois élémens d’une complète colonisation yankee, l’église, la taverne et le journal, le premier seul se trouva en retard. Le hâtif publiciste qui commençait dès lors à enregistrer les progrès de la ville naissante n’avait été arrêté par nul obstacle matériel pour satisfaire au besoin inné de ses compatriotes, et ce fut sur un mauvais papier à cigares, au moyen de quelques vieux caractères trouvés dans les greniers de la mission, qu’il parvint à imprimer ses premiers numéros hebdomadaires. Les renseignemens qu’ils renferment sont curieux : on y voit que dès le principe la population de San-Francisco avait ce cachet de bigarrure dont la réunion des chercheurs d’or nous montrera