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que nous formons ici doit s’accomplir, la France aura gagné plus qu’elle n’a perdu, car elle sera plus apte à comprendre les conditions de la vie publique et la grandeur modeste de la vie civile. Puisse donc ce souhait s’accomplir au nom de la liberté politique, de la justice sociale, de la moralité nationale !

De l’invasion date une nouvelle ère dans l’histoire morale de la France, car de ce moment elle apprit, à son grand étonnement et à sa grande douleur, qu’elle n’était pas seule dans le monde à avoir conscience de ses droits, et que les autres peuples avaient également souci des leurs. Elle resta stupéfaite de voir que les nations étrangères regardaient comme un outrage cette conquête et cette oppression qu’elle leur apportait comme des bienfaits. Jusqu’alors, elle avait considéré les peuples étrangers comme des barbares, et elle n’avait eu d’estime pour eux qu’autant que ces barbares avaient manifesté la bonne volonté de lui ressembler et de la prendre pour modèle. Aussi, lorsqu’on vit apparaître le barbare sur le sol national, y eut-il un mouvement de surprise générale : comment, même vainqueur, avait-il osé pénétrer sur le sol de la France ? Mais l’indignation qu’inspirait la présence des étrangers n’est rien auprès des sentimens de mépris qu’inspiraient leurs personnes. M. Quinet raconte à ce propos deux anecdotes qu’on peut citer comme exemple de ce qui se passa alors dans toute la France. Les opinions politiques n’ont rien à démêler avec le sentiment qu’expriment ces deux anecdotes, car M. Jérôme Quinet était, ainsi que nous le savons, ennemi déclaré de l’empereur, et son fils encore enfant obéissait non à des opinions, mais à l’instinct français. « Mon père était absent dans ces premiers jours. Quand il revint, l’horreur qu’il éprouvait pour ces étrangers, jointe à son impatience naturelle, ne lui eût certes pas permis de leur adresser familièrement la parole : il n’eut d’autre commerce avec eux que de s’en faire servir comme de ses propres domestiques, à quoi ils se prêtèrent avec une douceur incroyable ; car il n’allait plus à la pêche, son grand plaisir, sa seule distraction dans ces temps, sans que deux ou trois de ces barbares ne lui portassent en silence, derrière lui, son lourd épervier, son sac à appât et sa filière à poissons. Il commandait d’un geste, eux obéissaient, sans qu’il daignât échanger avec eux une parole pendant des journées entières. » La seconde anecdote se rapporte à M. Quinet lui-même, qui servait de trucheman entre les barbares hongrois et les habitans de sa petite ville. « Un soir que je servais d’intermédiaire entre un soldat et un marchand de pipes, le soldat se crut lésé. Comme nous nous retirions, il me jeta ces mots que je n’ai point oubliés : Te verberabo. Ces mots me remplirent non de crainte, mais de honte. La pensée d’être frappé par un de ces étrangers me rappela toute la distance qui nous séparait. Je me sentis comme flétri