voyais M. X… très souvent chez mon père ; c’était un mélange de sénilité et de juvénilité vraiment extraordinaire. Il bavardait comme Nestor, dont il n’avait pas la sagesse, et il était plus susceptible qu’Achille, dont il n’avait pas la vaillance. Il s’agitait sans cesse sans qu’on pût deviner le motif de cette agitation. Jamais on n’a uni une telle activité d’esprit à une telle puérilité de caractère. » Ou bien encore : « À cette époque je rencontrais fréquemment le fameux M. Y… ; c’était un grand coquin, mais qui payait d’audace. Il promenait insolemment sa plate figure au milieu du monde le plus choisi, et telle était la lâcheté de mes contemporains que je n’ai jamais rencontré personne ayant envie de lui cracher au visage. » Ou bien enfin : « J’ai beaucoup vu Mme Z…, la célèbre intrigante. On ne lui connaissait aucune vertu ; cependant c’était une honnête femme, car elle n’avait jamais eu que l’intention de tous les vices. » Ce seraient là, n’est-il pas vrai ? de beaux souvenirs ; prenons garde d’en laisser beaucoup trop de ce genre. Oui, nous sommes tous bien venus à temps. Où est-il le monde dans lequel nous avons tous plus ou moins passé notre enfance, débris de l’émigration, vieux chevaliers de Saint-Louis, jacobins refroidis par l’âge, mais non convertis, oratoriens raisonneurs et amis des disputes, anciennes Armides échappées au grand déluge ? Il a disparu pour jamais et s’est englouti dans l’éternité ; mais il existe encore par son influence, car c’est lui qui a déposé dans nos âmes les premiers germes de culture intellectuelle et de vie morale. Le peu que nous valons, c’est à eux que nous le devons : bienheureux si nos enfans peuvent un jour porter de nous le même témoignage !
On ne prononçait jamais le nom de l’empereur dans la famille de M. Quinet ; mais ce nom arrivait aux oreilles de l’enfant par mille voies indirectes, et le prestige était ainsi d’autant plus grand sur son imagination, que le personnage était plus mystérieux et plus lointain. La guerre envoyait ses bruits à tous les échos, et ces échos atteignaient les demeures les plus cachées ; les nouvelles générations, même loin des camps, vivaient entourées des images de la guerre. Tout enfant, M. Quinet fut amené à Cologne, où son père était commissaire des guerres, et mangea familièrement à la gamelle des cavaliers français revenus d’Austerlitz. Quelques années plus tard, il vécut dans l’intimité d’un caporal revenu de l’île de Cabrera, où il avait été prisonnier de guerre des Espagnols, et dont la terrible histoire lui fit comprendre les solennelles grandeurs et les imposantes horreurs de la guerre. « Une fois par semaine, une barque leur apportait quelques racines, un peu d’eau, et c’est pour cette misérable nourriture qu’ils comptaient les jours et les heures. Enfin la barque manqua tout à fait, et quelles scènes suivirent alors ! Tous les couteaux jetés à la mer, de peur qu’ils ne se tuassent les