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qu’ils étaient les plus disgraciés, les plus injustement traités par la nature. Elle apprivoisait pour moi jusqu’à des crapauds, qui la suivaient, en jetant leur cri mélancolique, dans son salon de Certines, où elle me ménagea un soir cette surprise, à mon grand effroi d’abord, puis bientôt à ma grande joie… Elle voulait être mon jouet, et elle l’était. C’est elle que j’attelais à ma charrue ; je lui mettais le joug, je la pressais de l’aiguillon. C’est elle qui creusait mon sillon dans le jardin, et quand au bout du sillon elle se retournait et me demandait : « M’aimes-tu ? » je lui répondais : « Il faut bien aimer tout le monde. » Elle était heureuse de cette réponse, et la trouvait adorable. » Bonne, excentrique, aimante personne, nous aimerions à savoir quel a été son lot dans la vie ; M. Quinet ne nous le dit pas. Elle avait, nous dit son neveu, le goût de toutes les révoltes, sans doute parce qu’elle avait le goût de tous les dévouemens.

Le père, M. Jérôme Quinet, commissaire des guerres sous l’empire, homme savant et inflexible, était de ceux que la fortune aime à bouder en les respectant, parce qu’elle devine, en femme qu’elle est, qu’ils croient moins à sa puissance qu’à celle de la volonté. Il appartenait à cette race de bourgeois têtus et fiers, aujourd’hui défunts, qui n’acceptaient aucune domination et ne pouvaient se résigner à flatter aucune tyrannie. Ceux qui ont lu les écrits de M. Quinet, et qui connaissent le bonapartisme mystique qu’expriment la plupart d’entre eux (Napoléon, Allemagne et Italie, etc.), seront sans doute fort étonnés d’apprendre que son père haïssait Napoléon d’une haine implacable, mais courageuse à outrance, et qui une fois même ne put se contenir en face du maître du monde. « La visite de l’empereur au milieu de toute sa gloire, dans le temps où il marchait sur la tête des hommes, est annoncée à notre ville. Tout ce qui respire est convoqué à la préfecture. On attend dès l’aube du jour. L’empereur arrive enfin ; il entre. — « Le commissaire des guerres ? » demande-t-il de sa voix la plus claire, et il promène ses regards autour de lui. Les rangs s’ouvrent ; on appelle : point de réponse. Le commissaire des guerres est allé à la campagne, à Certines, chasser au filet. Il n’a point cru nécessaire de se déranger pour cette occasion. » A la bonne heure ! voilà une bonne et forte haine, audacieuse et exigeante, à qui il fallait pour se soulager non de sournoises impertinences, mais de solides et directes insolences. En vérité, ce défi d’un simple particulier au maître du monde a quelque chose qui me charme, et j’aime surtout le raisonnement instinctif sur lequel il me semble fondé : « Sans doute mon devoir à moi, Jérôme Quinet, est de me déranger pour ceux qui ne dérangent personne ; mais comme vous, tout-puissant souverain, vous dérangez tout le monde, je ne me dérangerai certainement pas. »