Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/307

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par un sultan amoureux aux applaudissemens d’une salle entière, ces épisodes si connus ne révèlent rien de précis sur l’origine d’une trame dont le succès dut apparaître d’abord comme impossible, tant les obstacles étaient nombreux et les rivalités redoutables. Faire de la fille du sieur Poisson, naguère poursuivi comme concussionnaire, une dame du palais de la reine, placer la femme d’un sous-traitant dans un poste que la perversion des idées faisait considérer comme honorable pour les maisons les plus illustres, constater enfin l’importance de la bourgeoisie par un aussi éclatant triomphe sur la noblesse de cour, c’était là une entreprise des plus hardies, et pourtant les faits démontrent que ce dessein fut conçu et suivi avec la plus habile persévérance. Malgré les innombrables mémoires édités chaque jour, on ne saurait désigner avec certitude les hommes obscurs qui supplantèrent cette fois le duc de Richelieu dans un rôle que ce fat éblouissant considérait comme inhérent à ses fonctions de premier gentilhomme de la chambre ; mais ces négociateurs, quels qu’ils furent, ne faillirent point à une mission qui touchait de si près aux plus vifs intérêts de la classe représentée par la femme dont on mettait à prix la beauté. Avant d’être arrangée avec le roi, comme on disait alors, Mme Le Normand d’Étioles, assurée d’un titre et d’un appartement à Versailles, avait déjà triomphé de l’étiquette, la seule constitution qui restât depuis un siècle à la monarchie française : c’était en conquérante que la nouvelle marquise de Pompadour entrait dans la place.

Il n’y a pas un autre exemple d’un plan de séduction combiné d’aussi loin et qui ait aussi pleinement réussi. La jeune Antoinette avait été pétrie pour devenir un morceau de roi, selon la significative expression des écrits du temps. Telle était la destinée qu’avait pressentie pour sa fille Mme Poisson. Quant à M. Le Normand de Tournehem, il était lui-même un type accompli de ce monde de la finance, auquel le despotisme, par l’incertitude si longtemps suspendue sur la fortune et sur la vie des traitans, n’avait laissé pour ressource que l’audace, et pour morale que le plaisir. Dans ce milieu de corruption splendide avait grandi une jeune fille sans innocence, quoique sans vice, gracieuse créature dont le luxe, les arts et de précoces flatteries avaient défloré la chasteté du cœur, et qui sortit de la voie du devoir par ignorance plus que par entraînement. Dès son adolescence, elle avait subordonné son sort à des calculs que ne vinrent jamais contrarier ni les agitations de l’âme ni les ardeurs des sens. Devenue, sans amour comme sans résistance, l’épouse de celui que l’amant de Mme Poisson lui avait désigné, Antoinette ne vit dans ce mariage, encore qu’il relevât beaucoup sa fortune et sa condition, qu’un arrangement qui ne pouvait préjudicier au but assigné à sa vie par l’impure ambition d’une mère. Musicienne,