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droits, des devoirs, une responsabilité collective, à cette portion de la nation qui n’a point d’organisation distincte, et à laquelle Sieyès a donné son nom véritable et définitif en l’appelant tout le monde.

Ce mot de bourgeois entraîne du reste avec lui nous ne savons quelle signification injuste et fâcheuse qui va jusqu’à compromettre les hommes et les choses auxquels on l’accole, et il a porté dans la politique le malheur qui l’accompagne. Par une inconséquence fort comique, personne en France ne veut plus être bourgeois depuis que tout le monde l’est, et les partis les plus avancés dans la démocratie ont cru prendre des lettres de noblesse en déclamant contre la bourgeoisie. C’est un travers ridicule, qu’il est aisé d’expliquer. La littérature française a eu son berceau et sa splendeur dans l’ancienne société, c’est-à-dire au sein de notre noblesse de cour. Elle est de l’ancien régime, et elle a même jusqu’à nos jours conservé bien des préjugés de l’ancien régime. C’est là qu’elle a pris le dédain du pauvre bourgeois. En outre, la littérature de notre temps, privée des salons d’autrefois, a fréquenté beaucoup les ateliers de nos peintres ; elle y a contracté un redoublement de mépris pour le bourgeois, qui est à l’artiste français ce que le philistin est à l’étudiant allemand. Ajoutez encore, si vous voulez, un peu de cette fatuité militaire qui nous est si naturelle, et vous comprendrez comment, sans s’en douter, la littérature radicale et socialiste a puisé à des sources fort peu démocratiques son acharnement sarcastique contre la bourgeoisie, et comment on attaque encore les bourgeois parmi nous, en se moquant d’eux, même après la disparition de la noblesse, rejetée par la révolution dans la condition sociale de la bourgeoisie. Il n’y a plus en effet parmi nous de noblesse, ni au point de vue politique, ni au point de vue social. Il nous est défendu par la loi d’usurper des titres ; mais nos bourgeois, tout en regardant comme une parure nationale les noms historiques dignement portés, nous avons deux façons de nous dédommager de cette interdiction, qui nous défend contre une tendance ridicule de notre caractère. Nous conservons le droit d’être aussi difficiles que le duc de Saint-Simon en matière de noblesse, et de traiter de vil roturier comme nous quiconque n’est pas antérieur à 1400, ou nous pouvons adopter la consolante conjecture de M. de Chateaubriand sur la décadence qui aurait précipité dans le tiers-état une multitude d’indigens hobereaux, et nous figurer que, lorsqu’on est Français, l’on a de grandes chances d’être noble sans le savoir, et l’on est suffisamment titré.

Pour parler sérieusement, nous approuvons donc les conclusions libérales du journal auquel nous avons fait allusion ; mais nous pensons que ce serait une méprise que de demander au nom de la bourgeoisie comme classe politique les libertés qui nous manquent encore. Les titres aux libertés politiques sont dans les principes essentiels qui gouvernent les sociétés et dans les lois qui sont la formule de ces principes. Les argumens pratiques qui appuient l’extension et le progrès des libertés publiques sont fournis par les intérêts généraux de la nation tout entière. Les titres aux libertés auxquelles la France doit aspirer sont inscrits dans la déclaration des droits qui résume les principes de 1789, principes vivans qu’invoque et que maintient par conséquent la constitution de 1852. Ces principes nous assurent le