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Dans un champ, dans un pré, s’ils distinguaient de loin
Des fermiers recueillant leurs gerbes ou leur foin :
« Heureux ceux, pensaient-ils, que fait vivre un domaine
Où ne manque jamais le pain de la semaine ! »

Eux, par la rude faim dévoués à l’exil,
Ont quitté leur berceau. — Ce berceau, quel est-il ?
C’est toi, pays de l’est, province étroite, Alsace
Inhabile à nourrir le trop plein de ta race.
Combien de tes enfans, laboureurs sans sillons,
Dès longtemps de tes bourgs sont partis en haillons !
Ceux-ci, qu’au même adieu ta pauvreté condamne,
T’ont laissée à leur tour ; — errante caravane,
Ils tentèrent aussi l’espace et les hasards.
Les voilà sur la rive : hommes, femmes, vieillards ;
Oui, même les aïeux, fronts courbés par la vie.
À l’âge où le repos est la suprême envie,
Que vont-ils faire au loin, se traînant pas à pas ?
Un jour encore ou deux, ne pouvaient-ils donc pas
Attendre que leurs os, si près de se dissoudre,
Fussent mêlés du moins à la natale poudre ?…

Sur le môle, en passant, les promeneurs du soir,
Sans autre souci d’eux, s’arrêtent à les voir.
Nul ami, nul parent n’est venu sur la plage
Leur adresser le vœu qui bénit le voyage.
Sur un sol étranger vous les diriez déjà.
Fardeau dont leur épaule un moment s’allégea,
Leur bagage en désordre autour d’eux se disperse.
Ce sont les seuls trésors de la fortune adverse :
Humbles coffres, manteaux, mêlés à l’attirail
Des champêtres outils réservés au travail,
Car, une fois jetés aux bords d’un autre monde,
Le labeur est encor tout l’espoir qu’on y fonde.

Où vont-ils ? Devant eux, aux limites de l’eau ;
Ils vont où finira la course du vaisseau.
De ces simples esprits nul n’en sait davantage ;
L’ignorance est en eux, qui les suit à tout âge.
À cette heure, les yeux ouverts d’étonnement,
Ils regardent, pensifs, la mer, le bâtiment.
Pour la première fois venus sur une grève,
Enfans des monts lointains, ils n’avaient vu qu’en rêve