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milieu de l’agitation universelle ; mais nous ne sûmes rien imaginer, et je crois vraiment qu’il n’y avait rien à faire. Après la bataille de Paris et le départ des troupes impériales, par un ciel clair, il y eut une soirée silencieuse que je passai à rêver sur un balcon, et, dussé-je vivre cent ans, je n’en perdrai pas le souvenir. Le lendemain matin, de bonne heure, je rencontrai quelques bourboniens de mine irrésolue sur cette place Vendôme, qui devait être, quelques heures plus tard, le théâtre de l’action la plus sotte, la plus risible et la plus exagérée qu’ait jamais commise ce parti. À midi, l’on déjeunait tranquillement chez Tortoni, comme de vrais badauds parisiens, en compagnie d’autres badauds ou de gens qui semblaient l’être, attendant… l’entrée de l’Europe vengeresse. Le fait est qu’après déjeuner ces petits-maîtres sortirent, montèrent à cheval, et, s’étant bientôt adjoint des compagnons, arborèrent la cocarde blanche, et se mirent à agiter leurs mouchoirs et à crier vive le roi ! Mais je crois qu’ils n’étaient pas les premiers, et qu’ils avaient été précédés par deux jeunes femmes, vêtues de noir, qui étaient sorties d’un magasin appelé le Père de famille, se faisant avec des rubans blancs qu’elles y avaient achetés deux nœuds qu’elles se fixèrent sur la poitrine ; elles se promenèrent ainsi, muettes, se tenant par le bras, tremblant lorsque des gamins les insultaient ou se moquaient d’elles, et disparurent enfin dans les groupes ou derrière les maisons. Qu’elles soient bénies ! peut-être étaient-ce des sœurs ou des épouses qui portaient le deuil de quelques victimes du grand consommateur d’hommes (divoralor d’uomini), et qui, sentant et jugeant en femmes, en femmes aussi se retournaient contre lui, au premier moment qu’elles trouvaient, non sans audace et sans péril.

« Je crois que des sentimens de cette nature furent pour beaucoup dans cette journée, et que les neuf dixièmes des mouchoirs blancs que des mains blanches agitèrent sur les balcons des boulevards, et qui éblouirent le chevaleresque Alexandre, étaient l’expression spontanée et irréfléchie de bien des douleurs, de bien des vengeances, de bien des amours de femmes. La troupe des hommes à cheval était mesquine et ridicule auprès. Elle le parut bien davantage lorsque le défilé fut fini, et que le bivouac fut installé aux Champs-Elysées. Alors l’un de ces cavaliers, monté sur un cheval blanc, ramassa sur la place de la Concorde une bande de vauriens, les conduisit vers une file de fiacres qui stationnait dans la rue Saint-Honoré, et tous ensemble, s’étant mis à dételer les rosses, les emmenèrent à la place Vendôme ; là, une corde ayant été attachée au cou du Napoléon de bronze, on la fit tirer par ces animaux, à grand renfort de coups de fouet, pour jeter bas la statue. Le Napoléon d’airain tint plus ferme que l’autre, et ce fut heureux pour les chevaux et les autres bêtes qui se trouvaient dessous… De retour aux boulevards, je vis afficher un carré de papier à l’arbre du coin de Tortoni ; je lus. C’était la déchéance du vrai Napoléon, promise, comme un cadeau aux Français, par Alexandre. Plusieurs se vantaient d’avoir en ces quelques heures servi les nouveaux maîtres et trahi les anciens ; chacun s’attribuait une paternité sur le papier signé par Alexandre, et une part d’influence sur cette âme facile. Pour faire comme les autres en cette recherche des influences exercées, j’en reviens aux mains blanches des balcons, qui avaient trouvé le chemin du cœur d’Alexandre. Je ne crois pas aux petites causes, mais aux petites occasions des grands événemens. Les vraies causes sont toujours