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Autre abstraction de philosophe allemand. Je ne connais que des compositeurs et des artistes qui exécutent leur musique; hors de là, tout est chimère. Servez les maîtres et les cantatrices, qui vous en seront reconnaissans, et laissez les vaines subtilités d’école aux professeurs du Conservatoire, qui ne peuvent pas faire mieux. — Savez-vous, repris-je avec calme, quel nom vous portiez il y a deux mille ans passés? — Je n’ai garde, me dit-il, d’aller chercher mon origine si loin ; mon règne est de ce monde, et voilà pourquoi j’aime les chansons que vous dédaignez si fort. — Vous vous appeliez Gorgias. — Et vous, me dit-il, quel était votre nom en cet âge d’innocence que je suis indigne de connaître? — Je ne sais trop, répondis-je; j’étais probablement confondu parmi les auditeurs obscurs qui admiraient la dialectique forte et pénétrante avec laquelle Socrate battait les sophistes et dégageait de leurs misérables arguties les principes éternels du vrai, du juste et du beau. C’est sans doute la raison qui me fait tant aimer Mozart, Rossini, Weber, Meyerbeer, et tant d’autres musiciens de génie ou d’esprit qui remplissent ma chapelle, d’où je ne crois pas avoir jamais exclu aucun compositeur digne d’être canonisé.

Le Théâtre-Italien fait cette année une assez bonne campagne. L’administration, plus active qu’on ne l’a jamais vue, s’efforce de renouveler son répertoire et son personnel, et le public distingué, qui aime avant tout à entendre bien chanter, semble reprendre aussi ses vieilles habitudes. Depuis la Norma, où Mme Penco a révélé un talent qu’on ne lui connaissait pas, on a donné le Barbier de Séville, avec M. Mario et Mme Alboni, mais le Barbier de Séville défiguré par toute sorte de licences soit dans les mouvemens, soit dans l’observation des effets indiqués par le maestro. Ainsi M. Corsi, qui joue le rôle de Figaro, persiste toujours à chanter à pleine gorge cette phrase du finale qui doit être dite à mezza voce, pour ne point réveiller Bartolo de sa stupeur :

Guarda don Bartolo,
Sembra una statua,


en sorte que le crescendo qui se développe lentement après ce délicieux andante n’existe plus, et n’a plus de raison d’être. Que fait donc M. Bonnetti, le chef d’orchestre? N’a-t-il pas la partition sous les yeux, et qu’est-ce qui l’empêche de dire à M. Corsi que son esprit à lui ne vaut pas celui de Rossini ?

Après le chef-d’œuvre del maestro sovrano, on a donné Lucrezia Borgia, de Donizetti, avec Mme Grisi. Hélas! elle l’a voulu,... La leçon a été cruelle, et il n’a pas dépendu de nous qu’elle ne lui fût épargnée. Le public a dit clairement cette année à Mme Grisi ce qu’elle n’a pas voulu entendre à demi-mot les années précédentes. Que les destins s’accomplissent! M. Bellart, l’agréable ténor espagnol que nous avons applaudi l’année dernière, a été réengagé, et a fait son apparition dans le rôle de Lindoro de l’Italiana in Algieri. Sa voix a doublé de volume, et il a été fort applaudi dans le trio délicieux de Papatacci. Si M. Bellart parvient à modérer encore la volubilité de sa vocalisation, un peu trop menue, et à soigner davantage la composition de ses points d’orgue et la chute de ses phrases, qui souvent sont étranglées, il pourra devenir un chanteur de mérite et très recherché. Enfin il