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rassés que l’aimable Panurge après les consultations de ses philosophes et de ses casuistes; ils auront envie de remettre leur décision, comme le juge Bridoie, au sort des dés. Personne ne sortira fortifié de cette lecture, et beaucoup peut-être en sortiront troublés.

Et cependant ce livre, qui va circuler si vite et si loin, peut à sa manière rendre plus d’un service. Est-ce que je sais ce qui se passera pendant cette lecture dans tant de pauvres cerveaux opaques et fermés, dans tant de cœurs secs et vains, chez tant de pauvres créatures portées par leur bassesse naturelle à la brutalité, à la férocité sensuelle, à l’égoïsme barbare? Qui sait si un rayon échappé de ce livre n’illuminera pas soudain quelques-uns de ces cerveaux et n’y allumera pas la pensée, si quelque douce image ne réveillera pas dans quelques-uns de ces tristes cœurs un aveu muet, un regret, un remords, peut-être une espérance? Ce livre n’accroîtra certainement pas la sagesse chez les sages, mais pourquoi ne la ferait-il pas naître chez ceux qui n’en ont aucune, et pourquoi n’initierait-il pas aux délicatesses de la civilisation les nombreux sauvages en habit noir qui encombrent nos maisons et nos rues? L’esprit souffle où il veut, bâtit son œuvre avec les matériaux qui lui plaisent, et ne se soucie pas des sages et de leurs opinions. Les cris passionnés d’un Jean-Jacques n’étaient pas faits non plus pour réjouir le cœur des sages, et pourtant aux accens de son éloquence émue, des milliers d’âmes se sont réveillées, ont secoué les fanges de leur siècle, et se sont montrées capables, à un jour donné, d’être vertueuses, héroïques et libres.


EMILE MONTEGUT.