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L’imagination de M. Michelet présente le phénomène contraire. Cette imagination n’a pas de forme précise, elle les revêt toutes indifféremment tour à tour. Malgré ses velléités de violence ou de haine, elle n’a pas d’antipathies marquées; esclave de sa sympathie, elle est comme forcée de comprendre même ce qu’elle voudrait ne pas aimer. Elle n’a pas d’orgueil impérieux et de résistance en face des choses; elle a l’exquise obéissance des mystiques subjugués par l’amour, la délicate humilité des âmes contemplatives. Curieuse et aimante, elle abdique pour surprendre le secret des choses, et s’oublie afin de vivre d’une autre vie que la sienne. C’est l’imagination la plus impersonnelle qu’on puisse citer: on dirait une âme obligée de traverser successivement tous les avatars de la métempsycose brahmanique. N’essayez pas de la poursuivre, de la saisir à travers ses innombrables métamorphoses; vous éprouveriez la déception de ce chevalier du conte allemand qui poursuit à travers la campagne la séduisante fée des eaux qui a troublé son âme. Elle brille comme une flamme, puis soudain se précipite sous la forme d’un torrent, puis s’élève comme un brouillard, se suspend comme un nuage, ou se déploie à l’horizon comme un mirage d’Orient, On court haletant vers la belle vision, mais déjà la vision a fui, un soupir musical ondule dans l’air incolore; on retourne la tête avec un désenchantement mélancolique, et on aperçoit sur un îlot du fleuve la fée qui peigne ses cheveux dorés. Telle est l’imagination de M. Michelet, féerique, insaisissable, plus mobile que l’eau courante, plus musicale qu’un chant d’oiseau, plus lumineuse qu’un atome dansant sur un rayon de soleil, plus colorée que les nuages des soirs d’été. Acceptez tous les enchantemens poétiques qu’elle vous donne, et n’essayez pas de la prier pédantesquement, en grave critique qui veut tout voir et tout peser, de se laisser surprendre sous la forme qu’elle préfère; elle vous répondrait, comme le farfadet à son seigneur : «J’ai toutes les formes et je n’en ai aucune, car je suis l’imagination. »

On exprimerait très mal la nature de M. Michelet en disant qu’il est un homme d’imagination; il faut dire, pour être tout à fait précis, qu’il est l’imagination elle-même. Jamais pythie n’a été plus subjuguée par son dieu que ce bouillant esprit ne l’est par sa faculté maîtresse. Regardez-le bien : il en est possédé tout entier; c’est elle qui agite les muscles de ce fin visage, c’est elle qui s’échappe de ses lèvres en phrases heurtées, en mots entrecoupés, et qui, lorsque la parole manque, s’exprime par d’ardens soupirs. Si vous étiez tenté de lui reprocher ses défauts, arrêtez-vous, je vous prie, car il n’est point coupable : c’est elle, la tyrannique souveraine, qui use et abuse de l’instrument qu’elle s’est choisi; le frêle