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« Tu achèteras une maison à plusieurs étages ; — tu atteindras un haut grade et deviendras tout à coup un grand seigneur, un noble russe. — Tu vivras longtemps et finiras ton existence en paix….. — Dors, mon beau fonctionnaire. — Do, l’enfant, do. »


On a beaucoup applaudi à ces morceaux satiriques; mais, tout en rendant justice à la hardiesse avec laquelle ils sont tracés, nous leur préférons des pages plus calmes : c’est une galerie de tableaux empruntés à la vie des paysans russes. On y remarque une modération apparente qui est habilement calculée; elle tend à concentrer toute l’attention du lecteur sur les souffrances de la pauvre population au milieu de laquelle l’écrivain nous transporte. Ajoutons qu’il a su plier au rhythme de la versification le langage populaire, et c’est là une tâche des plus difficiles. L’une de ces pièces, intitulée le Village abandonné, est d’une vérité saisissante.


« La mère Nénila vient demander au bourgmestre Vlass quelques poutres pour reconstruire une isba. Il lui répond : « Je n’en ai pas ; tu n’en auras pas ! » Le maître va revenir, se dit la vieille, il en décidera. Le maître verra que l’isba est vieille, et il me fera donner du bois.

« Un voisin, homme avide, enlève par ruse aux paysans un lopin de terre et des meilleurs. « Le maître va revenir; les arpenteurs riront jaune, pensent les paysans. Le maître n’aura qu’un mot à dire, et on nous rendra notre bonne terre. »

« Un cultivateur libre s’éprend de Natacha; mais l’intendant, homme sans cœur, refuse de donner son consentement à ce mariage. — Attendons, Ignacha, le maître va venir, dit Natacha à son amoureux. — Bref, petits et grands, pour la moindre dispute, redisaient en chœur : — Le maître va revenir, il nous donnera raison.

« La vieille Nénila est morte ; le lopin de terre rend au voisin cent gerbes pour une. Le cultivateur libre a été trouvé de taille pour porter le fusil, et Natacha elle-même ne songe plus au mariage... Mais le maître n’est pas là... il est toujours absent.

« Enfin un beau jour une lourde voiture à quatre roues et attelée de six chevaux à la file paraît sur la route qui conduit au village. Au milieu se dresse une bière de chêne; dans cette bière était le maître, et derrière marchait son héritier. On enterra l’ancien maître, et le nouveau, ayant essuyé ses larmes, monta dans l’équipage, et repartit pour Pétersbourg... »


On ne pouvait mieux caractériser dans un petit cadre la triste situation des paysans russes. Quoique abandonnés à des intendans durs et avides, la confiance respectueuse que leur inspire le maître absent et leur étonnante résignation ne se sont point démenties jusqu’à présent. Le morceau intitulé Au Village est un chant de mort tout à fait national; mais l’impression douloureuse que cause cette complainte est adoucie par quelques traits où l’on reconnaît le génie naïf du peuple russe.