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ployer cette liberté après laquelle il soupirait depuis longtemps? Chacun devine qu’il en abusera, et il ne cherche pas à le dissimuler; il l’avoue avec le cynisme farouche qu’on lui connaît. Ce morceau nous fait passer sans transition des scènes qui ont attristé l’enfance de l’écrivain aux désordres qui devaient la suivre; mais les orages auxquels il est fait allusion dans ces vers n’ont pas entièrement dévasté son cœur, et de nobles émotions le font encore frémir.


« Élevé au fond d’un séjour ignoré, nous dit-il, dans une campagne presque sauvage, j’y vécus entouré d’hommes farouches, et le sort généreux me donna pour maîtres des piqueurs. Autour de moi bouillonnaient les flots impurs de la débauche, toutes les passions qu’engendre la misère étaient déchaînées, et cette existence désordonnée grava dans mon âme une empreinte ineffaçable. Encore enfant, ma raison n’était pas formée que déjà l’haleine empoisonnée de la débauche avait pénétré dans mon jeune cœur. Profondément gangrené, je m’élançai bruyamment dans un abîme de désordres, et consumai follement et honteusement ma jeunesse.... Après avoir repoussé brusquement les fraternels embrassemens de mes amis indignés, c’est en vain que je maudis plus tard les folies de ma jeunesse. Les forces épuisées ne se ranimèrent plus dans mon sein ; mes regrets ne pouvaient point les rappeler. Aux ardeurs des jeunes années succéda le calme immuable et glacial de la tombe; malade et misanthrope, je pris au hasard une nouvelle route; je crus que mon cœur flétri avant l’âge ne se ranimerait jamais; mais je te vis..., et mon cœur se réveilla à la vie et aux émotions. L’amour a chassé de mon sein les funestes impressions et l’influence des premières années.... J’ai pu rêver de nouveau, j’ai senti renaître des espérances, des désirs... Peu m’importe que tu m’aimes ou non : je préfère à un calme mortel les larmes les plus cuisantes et les plus âpres souffrances. »


Le contraste d’un sentiment naïf et pur avec de tristes souvenirs se retrouve indiqué plus d’une fois chez M. Nekrassof. Avec quelle vérité poignante ne retrace-t-il pas les défaillances de l’amour aux prises avec la misère et l’opprobre ! Villon lui-même n’aurait point retracé avec une franchise plus cynique un des épisodes de sa jeunesse effrénée et vagabonde.


« Lorsque, la tête fatiguée des orages du jour, je traverse la nuit quelque ruelle sombre, ton ombre apparaît soudain devant moi, ô toi que j’ai connue sans défense, malade et sans asile !

« Une pensée déchirante me serre le cœur. Le sort s’est montré bien dur pour toi dès ton enfance. Ton père, au front soucieux, était pauvre et méchant. On te maria, et tu aimais un autre homme. Le mari qui t’échut en partage n’était pas des meilleurs : il avait l’humeur farouche, la main lourde. Tu ne voulus pas te soumettre, tu rejetas cette chaîne; mais ce n’est point pour ton bonheur que tu me rencontras.

« Te rappelles-tu le jour où, malade et affamé, je m’épuisais en efforts inutiles ? Dans notre chambre vide et froide, notre haleine glacée se répandait comme un nuage. Te rappelles-tu les mugissemens lugubres du vent dans