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ses fables à des sujets qui tenaient de près à la politique. Deux autres écrivains, Dmitrief et Milonof, s’élevaient aussi contre l’esprit courtisanesque, triste héritage des poètes du dernier siècle. La satire se dépouillait ainsi des formes empruntées sous lesquelles Kantemir l’avait introduite en Russie. Les deux formes de la poésie russe se préparaient à l’alliance qui, réalisée d’abord sous l’influence du lyrisme, devait se consolider enfin sous l’influence de la satire.

Pendant que les poètes de la nouvelle école transportent leurs lecteurs dans les régions de l’idéal ou poursuivent les vices du jour dans un langage qui ne se ressent presque plus des laborieux tâtonnemens du siècle passé, le monde politique est rentré dans son assiette ordinaire. Néanmoins les succès que la Russie a remportés sont dus en grande partie à un enthousiasme patriotique excité par le danger commun. Ce sentiment ne peut manquer d’agir sur la jeunesse; il y développe bientôt un esprit politique jusqu’alors inconnu dans le pays. Les relations que la guerre a établies entre la Russie et l’Allemagne du nord, où les esprits sont en pleine fermentation, contribuent à exalter les espérances que ces jeunes têtes nourrissent en secret. Cette exaltation va nécessairement se refléter dans les compositions lyriques, et les premiers poèmes de Pouchkine en portent l’empreinte : s’ils accusent encore un talent peu formé, ils n’en sont pas moins intéressans comme témoignages de l’inquiétude et du désir d’indépendance qui animaient alors la jeunesse lettrée en Russie. Avec Pouchkine, la poésie russe ne se croit plus exclusivement destinée à célébrer la grandeur et l’éclat du trône, ou à chanter les douces joies et les merveilleuses perspectives d’un monde idéal. La satire et le lyrisme vont se rapprocher : la poésie s’inspirera des passions comme des intérêts du jour, et portera la parole en leur nom. Ces strophes de Pouchkine, si hardiment allégoriques, expriment vivement les aspirations nouvelles :


« Dévoré d’une sainte ardeur, j’errais dans un désert aride. Un séraphin porté par six ailes m’apparut sur la route. Il toucha mes prunelles de ses doigts légers comme le sommeil, et mes prunelles clairvoyantes s’ouvrirent comme celles d’un aiglon effrayé. Il toucha mes oreilles, et elles retentirent de sons divers; j’entendis les frémissemens du ciel, et le vol élevé des anges, et la marche des reptiles sous-marins, et les frémissemens de la branche tombée dans la plaine neigeuse. Il se pencha sur mes lèvres, et, arrachant ma langue pécheresse, vaine et trompeuse, il plaça de sa main sanglante, dans ma bouche silencieuse, le dard d’un serpent plein de sagesse. Il me fendit la poitrine de son glaive, en arracha mon cœur frémissant, et enfonça dans ma poitrine entr’ouverte un charbon embrasé. Je demeurai étendu dans le désert comme un cadavre, et la voix de Dieu se fit entendre : « Relève-toi, prophète, et vois, et écoute. Que ma volonté soit accomplie! Parcours les terres et les mers, et enflamme de tes paroles les cœurs des hommes. »