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ment où finissait le règne de Pierre le Grand. Le fils d’un paysan du gouvernement d’Arkhangel, Lomonosof, célébrait dans ses odes le pouvoir du tsar avec un enthousiasme qui tenait de l’idolâtrie. Un second courant d’inspiration ne tardait pas à se montrer. A mesure que la Russie étendait ses frontières, un patriotisme exalté se prononçait, et au culte du souverain s’ajoutait le culte de l’empire. Ces deux sentimens n’inspirèrent toutefois que des pages emphatiques, dont l’intérêt a disparu aujourd’hui. La première période du lyrisme russe ne laissa, comme monumens durables, qu’un petit nombre d’odes de Lomonosof et de Derjavine.

La satire, comme l’ode, naissait isolée; elle montrait toutefois, dès ses débuts, une heureuse énergie. Le contraste des règles sociales imposées à la société russe par Pierre 1er avec la rudesse des mœurs anciennes trouva un peintre fidèle dans le prince Kantemir. Après lui, le spirituel Von Visin essayait d’introduire la satire au théâtre. L’élément critique semblait se préparer à une alliance plus féconde encore. Joukovski et Krilof, — l’un parmi les lyriques, l’autre parmi les satiriques, — préparèrent enfin, au début de ce siècle, la fusion que Pouchkine devait glorieusement inaugurer, et qui s’accomplit aujourd’hui même dans une forme nouvelle, et non moins originale.

Au commencement de ce siècle, la langue écrite était arrêtée en Russie, et l’imitation servile de l’étranger devait enfin céder la place à des tentatives où l’influence européenne n’exclurait plus la libre expansion du génie russe. Joukovski et Krilof représentèrent avec éclat ce premier élan. Joukovski ne venait pas rendre l’inspiration de ses compatriotes à une complète indépendance, mais il la délivrait de l’imitation servile, et les influences qu’il introduisait dans son pays n’étaient pas entièrement incompatibles avec l’esprit slave. Joukovski s’était vivement épris du romantisme germanique. A l’époque où il écrivait, l’horizon politique de la Russie, jusqu’alors radieux, s’était subitement assombri; une vague inquiétude agitait les âmes. Les chants de Joukovski furent accueillis avec un sympathique enthousiasme, et la poésie lyrique prit décidément une forme nouvelle. La poésie satirique suivit cet exemple. Le charmant et hardi fabuliste Krilof, au lieu de se borner, comme l’avaient fait ses prédécesseurs, à traduire ou à imiter les anciens, transforma l’apologue en un récit dont les détails étaient empruntés aux mœurs du pays; tous les acteurs que l’on y voyait figurer pensaient et raisonnaient comme des Russes; le langage que leur prêtait le conteur populaire était pur de tout alliage étranger. Enfin Krilof ne se contentait pas d’agrandir le cercle des questions auxquelles la satire avait touché jusqu’alors, il appliquait la morale de