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dentes, intérêts âpres, plaisirs impatiens et agités, doit tenir nécessairement la plus grande place; mais, quelque besoin que l’humanité puisse avoir des ouvriers littéraires qui parlent ou écrivent ainsi pour un résultat pratique et positif, tous les esprits cependant ne vaqueront pas à cette besogne, et tous les jours ne seront pas pour l’éloquence des jours ouvrables. Elle aura encore ses jours de fête : d’une part, ces solennités publiques où l’appareil oratoire se déploie; de l’autre, ces fêtes privées, pour ainsi dire, que se donne un esprit délicatement passionné pour sa pensée, quand il caresse un sujet aimé dans une œuvre de loisir, pleine des élégances de la composition et du langage; œuvre inutile si l’on veut, et qui ne rend pas en apparence ce qu’elle coûte, mais qui occupe doucement celui qui la fait, quelques-uns encore qui la lisent, et qui les repose du bruit et du tumulte du dehors. Celui qui goûte ces plaisirs, soit qu’il ait la jouissance d’entendre une parole brillante et choisie tomber d’une bouche savante au milieu des applaudissemens d’une belle assemblée, ou qu’il savoure dans le cabinet un de ces livres non pas supérieurs peut-être, mais accomplis, où toutes choses sont dites aussi bien qu’il est possible de les dire, celui-là sait ce que vaut Isocrate, et lui reste fidèle avec Cicéron malgré les Brutus. On comprendra surtout l’art dans lequel il a été si grand maître, si on le détache dans ses œuvres des sujets auxquels il l’applique, et qui souvent ne nous intéressent pas assez, si on le transporte à des choses qui nous touchent davantage, si on l’approprie enfin par la pensée à nos idées et à nos sentimens d’aujourd’hui. Quand nous avons à moraliser, à conseiller, à critiquer, figurons-nous nos observations traduites en langage isocratique, et tant de précision, de finesse et d’élégance employées à les faire valoir : nous serons plus sensibles à ses mérites. Nous les apprécierons mieux encore si nous avons à louer, car c’est où cette éloquence fait merveille, à louer ce que nous admirons et ce que nous aimons : un beau génie, un homme héroïque, ou le plus grand comme le plus cher de tous les héros, la patrie. L’art isocratique est fait pour de telles occasions : son mérite est d’égaler le travail du style aux exigences de l’admiration; il tâche de tout faire resplendir, et l’enthousiasme ne se fatigue pas de cet effort. Pour satisfaire l’enthousiasme, la rhétorique n’a point de tours trop ingénieux, ni de figures trop savantes, ni de périodes trop sonores ou trop cadencées; le goût le plus pur consent alors même à l’apprêt, de même que l’amant ne trouve jamais assez d’ornemens pour parer la femme année, ni assez d’élégances pour l’entourer.


ERNEST HAVET.